« L’Afrique est prise en tenaille entre Riyad, Tel Aviv et Rabat » Interview de A. Hadj-Nacer Comité Action Palestine 2 mai 2017 A LA UNE, Impérialisme & Résistances 4 207 vues Le développement économique est une promesse de l’indépendance nationale en Algérie, une promesse de liberté et de justice sociale. Un développement qui ne vient pas. Quelles en sont les raisons ? Dans cette interview, l’intellectuel Abderrahmane Hadj-Nacer propose une explication à partir d’exemples qui donnent à voir comment la rente pétrolière est gérée, non pas dans la perspective de l’intérêt général, mais bien plutôt dans l’intérêt exclusif d’une clique qui contrôle le pouvoir. Cette réflexion ne se limite pas à l’Algérie, elle inscrit ce pays dans une dynamique économique et politique plus large, qui comprend les enjeux régionaux africains et mondiaux. De la dette, comme nouveau mode de colonialisme à la stratégie israélienne en Afrique, A. Hadj-Nacer rend intelligible la complexité dans la tradition des intellectuels qui oeuvrent pour l’émancipation des peuples. Comité Action Palestine ——————————————————————————————————————————————————————————– Propos recueillis par Lina Kennouche et Tayeb El Mestari à Alger pour Al Akhbar (avril 2017) Abderrahmane Hadj-Nacer, ex-gouverneur de la Banque centrale algérienne (1989-1992), figure incontournable des réformateurs autour du Premier ministre Mouloud Hamrouche (1989-1991), auteur du livre la Martingale Algérienne, revient dans cet entretien pour al-Akbar sur les fondements de la nouvelle stratégie économique de l’Algérie dans le contexte de la campagne législative. La nouvelle stratégie économique de l’Algérie résumée par le « programme d’appui à la compétitivité industrielle et énergétique » depuis 2016 et basée sur le recours à l’emprunt est-elle pertinente ? Réfléchissons par analogie. En 2011, que s’est-il produit en Syrie? Tout d’abord nous avions un chef d’Etat qui n’a pas compris la nécessité de partager son pouvoir avec son peuple et de nouvelles élites. Un examen plus précis de la situation montre que la lutte à l’intérieur du pouvoir syrien était une lutte entre deux services secrets, celui de l’armée de l’air et les moukhabarates. L’analyse du conflit rend compte d’une confrontation non pas autour de la stratégie de défense du pays mais sur la part de la rente aussi minime soit-elle qui doit revenir à chacun en accord avec ses ‘associés’ étrangers. Le conflit au sein du système porte donc sur l’accaparement de la rente et non sur la cohérence des politiques économiques. Cette non-logique économique est un révélateur de la logique politique, à savoir celle d’une soumission au reste du monde puisque la seule chose que l’on négocie c’est la part de la rente à partager. L’enseignement à tirer de l’explosion du système syrien en 2011 et du système algérien avant lui en 1988, c’est que peu à peu nous avons eu des régimes dictatoriaux qui, en lieu et place d’une gestion économique rationnelle, ont évolué vers un accaparement de plus en plus mafieux de la rente. Or la mafia se caractérise par une volonté de multiplier ses avoirs non pas au profit de l’intérêt général, ni même de celui du chef de clan mais simplement dans la logique du plus fort. Quand vous allez visiter aujourd’hui la Sicile, vous vous rendez compte que c’est le pays où vous pouvez enterrer n’importe quel déchet produit dans ce monde, et où sévit une mafia qui vit dans des fosses à purin. Elle a transformé son pays en une espèce de décharge mondiale et dans laquelle l’humanité est exploitée bien en deçà de l’esclavagisme. Cette logique mafieuse conduit à la sous-humanité. En 2011, la Syrie nous a donc montré le chemin qui conduit à la sous-humanité et celui de la brutalité comme seule règle pour résoudre des problèmes politiques. Je ne suis pas en train de prendre position sur ce conflit, je tente d’apporter une explication. La gestion en Algérie obéit à la même logique, celle d’une gestion malheureusement de plus en plus mafieuse. Il faut donc interpréter ce débat sur l’endettement extérieur à l’aune de cette posture politique : Est-ce un débat conceptuel sur les modalités de développement ? Non puisque nous disposons d’une réserve de 100 milliards de dollars, pourquoi avoir introduit l’idée de l’endettement extérieur ? Quel est le pays développé qui dispose aujourd’hui de 100 milliards de dollars ? L’endettement est-il un outil pour défendre l’intérêt général ou permet-il d’accroitre les capacités de détournement de fonds au profit d’individus ou d’alliance d’individus ? Rappelons que la dette cimente l’international au national, en d’autres termes elle élargit le partage de la rente à de nouveaux acteurs. La dette renforce le contrôle de la clé de partage. Aujourd’hui nous avons une nouvelle mode les PPP (Partenariat Public Privé), derrière les sigles conformes à cette pensée magico-superstitieuse, le sens profond est que l’Algérie même riche ne peut seule contrôler la clé de partage. Cela revient à dire que nous recherchons le moyen d’acheter l’assentiment de l’international, et nous posons la question des modalités de satisfaction des acteurs économiques internationaux. Mais acheter l’assentiment de l’international en contractant des dettes renforce la dynamique de dépendance. Les conditions imposées par les prêteurs ne risquent-elles pas de remettre en cause les modalités de gestion interne et l’équilibre maintenu par les politiques de redistribution? La dette a toujours permis de coloniser les pays. Le seul cas de figure qui n’a pas été colonisé parce qu’il ne remboursait pas sa dette, mais bien parce qu’il était riche c’est l’Algérie. L’histoire de la dette est donc celle de la colonisation. La dette est d’abord le moyen, pour celui qui a prêté, de s’accaparer les biens de celui qui a emprunté. Les pauvres s’endettent et sont ainsi dépossédés du minimum qui leur reste. Sur ce plan, la loi du marché est simple à comprendre. Pour soumettre les classes laborieuses, on crée un système qui incite à la consommation de produits vendus par les pays développés qui prêtent de l’argent aux pays pauvres afin que ces derniers maintiennent leur niveau de consommation. C’est une relation de subordination. Or, dans un pays comme l’Algérie qui a des excédents et un système résilient, les efforts attendus sont différents. Les pays du Nord tiennent un discours séduisant, en s’engageant à ne pas interférer dans la gestion intérieure, en laissant croire au renforcement des partenariats. On invente donc les techniques d’une autre forme de soumission qui maintienne le status quo. Par ailleurs la wahhabisation avancée des comportements couplée aux raisonnements de court terme face à une véritable planification de l’autre bord n’augure rien de bon. Donc l’idée que l’Algérie puisse suivre les recommandations du Fonds Monétaire International (FMI) en matière de libéralisation est-elle à exclure? Ce n’est pas l’interlocuteur, en l’occurrence ici le FMI, qui pose problème. Cette instance de gouvernance économique mondiale vaut ce que vaut le pays qui fait appel à elle. Si l’Etat qui sollicite un prêt mène une stratégie nationale de développement avec des équipes techniques solides, le FMI se voit obligé de négocier sérieusement. Si ce dernier se trouve face à des incompétents qui recherchent uniquement l’assentiment de l’étranger, de nouvelles formes de colonisation s’imposent d’elles-mêmes. Nous n’avons pas à faire à une machine qui suit un fonctionnement uniforme. Prenons l’exemple de la Corée du Sud qui est quasiment une colonie américaine mais qui n’en est pas moins très développée. Lorsque le général Park Chung-Hee (ancien communiste) a pris le pouvoir, il a fait le choix de développer le pays en négociant directement avec les Américains. Mais dans les années 1990, les Américains estiment que les Coréens sont sortis du rang et pour cette raison ils les punissent sévèrement, en détruisant Daewoo, l’un des plus importants Chaebols (conglomérats) sud-coréen. Pour Washington, un pays développé, qui obéit et paye de temps à autre, ne pose pas de problème. Il en va de même pour le FMI. Le drame n’est pas que le FMI est l’outil de l’impérialisme mais, plutôt, que souvent il n’y a personne en face. J’ai été au FMI, je suis donc bien placé pour savoir que lorsqu’un pays défend sérieusement son intérêt, il en tire profit. Quelle est aujourd’hui la place de l’Algérie en tant qu’acteur économique régional ? Dispose-t-elle des moyens d’entrer en concurrence avec le Maroc pour la conquête des marchés africains? Le Maroc est doté du meilleur système financier du monde arabe. C’est comme s’il possédait d’énormes paquebots mais qui ne servent à rien. Car en dehors de ces méga-paquebots très bien pensés, le Maroc n’a que des tissus et des épices pour remplir ses containers. Privé de route, il est contraint de faire du cabotage pour acheminer ses produits en Afrique. Il faut souligner, que son concurrent économique, l’Algérie, après 60 ans de bureaucratie, maintient un système qui n’encourage pas les investissements. Pourtant, le secteur privé en Algérie n’est pas le Makhzen marocain. Son potentiel est autrement plus important. A côté de l’argent sale, le secteur privé est dynamique avec des entrepreneurs qui optent pour la légalité même si leur capital est d’origine floue. Prenez un homme d’affaire comme Issad Rebrab, qui en dépit du cadre légal contraignant, est devenu l’un des plus important acteurs mondiaux dans la production et l’exportation de sucre. Il incarne l’alliance de l’ascenseur social algérien et des compétences formées des années 1960 à 1980. Ceci explique que dès lors qu’une ouverture vers l’Afrique est amorcée, Condor s’y implante aussitôt et Rebrab exporte son sucre. Aujourd’hui nous aurions donc besoin des paquebots marocains, je pense principalement au système bancaire et d’assurance, pour financer le potentiel d’exportation de l’Algérie. Historiquement, la stratégie du Maroc en Afrique consistait à récupérer l’ancien empire Almoravide qui regroupe la Mauritanie, une partie du Mali, le Sénégal, la Guinée jusqu’en en Cote d’Ivoire, mais cela ne correspondait pas à une politique africaine. Or, brusquement le Maroc a changé de politique. Il a développé une stratégie d’influence dans des régions pour lesquelles il n’a aucune aptitude, notamment l’Ethiopie et le Rwanda. Si l’on analyse différemment, on s’aperçoit que la stratégie actuelle du Maroc en Afrique répond plutôt à la volonté saoudo-israélienne. L’Afrique est maintenant prise en tenaille, grâce à l’ingénierie israélienne, entre Riyad, Tel Aviv et Rabat. Dans cette configuration, l’absence de l’Algérie sur le continent est dramatique. Même les pays pro-marocains réclament une présence forte de l’Algérie afin d’être soutenus dans leurs échanges avec le Maroc. Cette stratégie saoudo-israélienne a non seulement comme horizon le rôle que pourrait jouer l’Afrique dans le futur, mais répond également à des préoccupations immédiates. Les Libanais, particulièrement les Libanais de confession chiite, ont incroyablement investi le continent. Il faut donc réinterpréter tout cela à l’aune des évolutions régionales et globales. Nous sommes dans un conflit qui n’est pas seulement économique. Il prend aussi les contours d’une guerre d’occupation du terrain. Historiquement la vocation de l’Algérie est d’être plus proche de l’Iran que de l’Arabie Saoudite. Cependant elle ne peut pas jouer son rôle de non-aligné, de contrepoids à l’alliance israélo-saoudienne, en raison de l’évolution du régime algérien qui a perdu son ingénierie tout en conservant sa résilience. Version arabe parue dans Al-Ahkbar le 1er mai 2017 http://www.al-akhbar.com/node/276546 photo extraite du site: fric-afrique print