En Algérie, la lutte des clans pour le partage de la Sonatrach…
Le président algérien Houari Boumédiène déclarait « l’Algérie est avec la Palestine en toutes circonstances…rappelons ce qu’a dit l’émir Abdelkader. Il a dit si l’Algérie tombe, le monde arabe tombera aussi. Et c’est exactement ce qui s’est passé. La guerre que nous mènerons contre Israël sera également contre le colonialisme ».
Dans la guerre impérialo-sioniste conduite contre tous les pays qui ont fait partie « du camp de la fermeté », de très fortes menaces pèsent sur l’Algérie, après la destruction de la Syrie, de l’Irak et de la Syrie. Pour cette raison, il est essentiel d’analyser les forces et les faiblesses de ce pays, afin de mieux cerner les véritables risques de déstabilisation dans la période actuelle. A contre-courant des explications, partielles et partiales, parfois superficielles et souvent culturalistes, cet article paru dans le journal libanais « l’Orient le Jour » met en perspective les fondements structurels d’une économie algérienne en panne et des crises politiques récurrentes qui secouent le pays. Ce ne sont ni le poids des traditions, de la culture ou de l’absence d’un « esprit démocratique » qui éclairent cette situation, mais bien l’analyse de la dynamique entre deux dimensions qui se renforcent mutuellement : la dépendance économique (la rente pétrolière) et la nature du pouvoir. Comité Action Palestine
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par Lina Kennouche (avec Tayeb El-Mestari)
Dans un pays où 97 % des recettes en devises proviennent de l’exportation des hydrocarbures, contrôler le pouvoir permet de contrôler la rente que procure l’or noir.
La réforme de la Constitution algérienne approuvée en février dernier a été accueillie avec enthousiasme par les commentateurs politiques qui ont cru voir dans ses amendements la fin annoncée de la « présidentialisation » accrue du régime (par un transfert de compétences au chef du gouvernement), et une ingénierie constitutionnelle inédite qui empêcherait l’avènement d’une réplique de Bouteflika dans l’ère post-Bouteflika.
Cette lecture naïve traduit une incompréhension de la réalité du pouvoir en Algérie. Derrière les paravents juridiques, la façade légaliste, les décisions se prennent ailleurs, et la guerre de succession fait rage. Au cœur de la lutte pour le contrôle du pouvoir politique, se trouve la Société nationale pour le transport, la production et la commercialisation des hydrocarbures (Sonatrach) dans un pays où 97 % des recettes en devises proviennent de l’exportation de ces hydrocarbures. En Algérie, contrôler le pouvoir permet de contrôler la rente que procure l’or noir, et les crises politiques sont une constante de l’histoire post-indépendance. De l’été 1962 aux révoltes de 1988 et l’hiver 1991 qui plongent le pays dans les affres d’une guerre civile sanglante, les crises politiques d’une intensité et d’une durée variable, entrecoupées par des phases de stabilité, restent systémiques. La répétition de ces crises conduit à privilégier une explication structurelle. Car pour comprendre les enjeux de la crise de succession actuelle en Algérie, encore faudrait-il inscrire solidement cette problématique dans une perspective historique.
Si les révoltes sociales prennent racine dans l’essoufflement de la logique rentière, la crise politique est née d’une rupture de l’équilibre ou d’une remise en cause de la communauté d’intérêts économiques qui unit les différents clans du pouvoir.
Historiquement, dès l’accession à l’indépendance, l’unité de façade n’a pas résisté aux appétits de contrôle du pouvoir. Dès 1962, le Front de libération nationale (FLN) est déchiré par des luttes intestines et les rapports de force se structurent en fonction de la capacité à rallier les soutiens de l’élite politique du mouvement. Des clans se constituent et se renforcent autour d’affinités idéologiques ou d’alliances de circonstances. Mais cette réalité difficile à pénétrer n’en demeure pas moins le produit de l’histoire coloniale. Tandis que dans l’expérience des sociétés occidentales l’avoir donne accès au pouvoir, dans les pays anciennement colonisés, le processus historique d’accumulation de capital par une classe sociale bourgeoise ne recouvre aucune réalité historique.
L’histoire précoloniale, qui témoigne des formes de propriétés collectives et de l’indivision des terres tribales fondant l’équilibre agraire de la société traditionnelle, et, par la suite, celle de la colonisation et de la pénétration capitaliste, donnant naissance à deux sociétés parallèles distinctes non intégrées, expliquent largement l’absence d’une classe sociale capable de prétendre à la direction politique de la société. La pénétration capitaliste et l’importation des produits manufacturés de la métropole ont bloqué l’émergence d’une industrie locale.
À cet égard, la réflexion de Frantz Fanon sur le concept de bourgeoisie nationale dans les sociétés colonisées est édifiante : « Dans un système colonial, une bourgeoisie qui accumule du capital est une impossibilité. » Le colonialisme a produit une réalité sociopolitique qui façonnera l’avenir de la société algérienne : un capitalisme bloqué, où les élites civiles, sociologiquement faibles, sont politiquement impuissantes face à un corps constitué et discipliné qu’est l’armée.
Dépendance structurelle
Sous l’ère du président Houari Boumediene, la nationalisation du pétrole trouve sa justification dans la volonté de s’affranchir de la tutelle de l’ex-puissance coloniale et d’impulser un développement autonome dont l’industrialisation constituerait la pièce maîtresse. Mais, d’un côté, la politique de développement d’une économie nationale trouve ses limites dans le choix de la stratégie des industries, fortement capitalistiques, qui ont recours aux techniques étrangères, mais sans transfert du savoir-faire technique et scientifique, et dépendant pour leurs débouchés des marchés étrangers. D’un autre côté, elle favorise l’enrichissement de la classe dominante, qui conçoit la rente comme instrument d’une modernisation économique par le haut sans que celle-ci ne soit soutenue par un effort productif de la société.
Ainsi, dans les années 70, au plus fort de la stratégie de développement par l’industrialisation, l’Algérie perpétue sa dépendance au marché international. En lieu et place d’une économie autocentrée, la société algérienne s’ancre dans le développement du sous-développement. Avec l’avènement du président Chadli Bendjeddid, la rente des hydrocarbures s’accompagne d’un recours massif aux importations. L’ouverture du marché aux biens de consommation importés accentue la logique rentière et l’économie parallèle, permettant l’enrichissement de nouveaux clans, principaux bénéficiaires des politiques économiques libérales qui se perpétuent jusqu’à l’élection du dernier président Abdelaziz Bouteflika. L’État producteur de la rente se transforme progressivement en une institution fonctionnelle d’un capitalisme où prospère une néobourgeoisie compradore. La diversification des partenaires économiques au niveau international et l’encouragement de l’initiative privée n’ont pas été en mesure de mettre fin à la dynamique de dépendance. La rente a constamment révélé l’affrontement entre un pouvoir obsédé par sa pérennisation, pour maintenir son accès privilégié aux ressources, et une société renvoyée à la violence sporadique pour exiger une redistribution des bénéfices de cette rente.
La dénonciation régulière des pratiques autoritaires, de prévarication et de corruption, ne remet pas fondamentalement en cause le fonctionnement du pouvoir, dans la mesure où l’économie dépendante et rentière favorise souvent et exclusivement des mobilisations contestataires exigeant une redistribution équitable des richesses sans jamais remettre en cause les modalités de son exercice. La dépendance économique structurelle est donc renforcée par la manière dont s’exerce le pouvoir.
En dépit du constat que la crise de succession cristallise aujourd’hui la lutte des clans au sein du pouvoir pour le partage du gâteau de la Sonatrach, il semble que l’intérêt collectif de ces derniers converge vers une résolution pacifique des différends, nécessité renforcée par l’ampleur des défis régionaux, dans un contexte régional volatile marqué par l’instrumentalisation de la menace jihadiste et la permanence des ambitions géopolitique extérieures. Si seule une transformation radicale du système et l’impulsion de mécanismes endogènes de développement esquisseraient les premiers pas vers la sortie de la dépendance, les transformations du système-monde et l’affaiblissement stratégique des États rendent cette perspective de moins en moins réaliste.