Jean Bricmont : défendre la liberté d’expression
Jean Bricmont est un physicien belge, actuellement professeur à l’université catholique de Louvain en Belgique. Mais c’est pour son combat pour la défense de la liberté d’expression et contre l’impérialisme qu’il est le plus connu. Il a pris fait et cause pour de nombreux intellectuels, notamment Noam Chomsky faussement accusé de négationnisme en raison de son analyse critique de l’impérialisme, et Dieudonné accusé d’antisémitisme pour ses positions clairement antisionistes. Il fut l’un des rares intellectuels à s’être opposé publiquement à l’intervention de l’OTAN en Lybie.
Il est l’auteur de « Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? » (Éditions Aden, 2005) et de « Raison contre pouvoir. Le pari de Pascal » avec Noam Chomsky, (L’Herne, Carnets, 2010).
Il a publié de très nombreux articles et donne de nombreuses conférences sur le sionisme, la liberté d’expression, l’impérialisme humanitaire, et a été à plusieurs reprises l’invité de l’émission de Frédéric Taddeï « Ce soir ou jamais » sur FR3.
Interview de Bricmont
1. Comment définissez-vous l’antisionisme ?
Je n’utilise pas beaucoup ce terme, en tout cas pas pour définir ma position. Le sionisme était défini comme le projet visant à établir un état juif en Palestine. Et l’antisionisme consistait donc à s’opposer à ce projet en prônant, soit l’intégration des juifs dans les pays où ils vivaient, soit un état binational ou encore autre chose. Mais comme ce projet à « réussi » (en ce sens que l’état juif existe), il n’est pas clair pour moi ce que veut dire antisionisme. On pourrait appeler au démantèlement de l’état existant (en tant qu’état juif) et son remplacement par un État binational ou un État laïc; c’est certainement la position de nombreuses personnes aux Moyen-Orient et cette position est implicite dans la revendication du « droit au retour » (des réfugiés palestiniens). Mais, pour toutes sortes de raisons que j’expliquerai plus en détail sur place, je ne me sens ni la capacité ni le droit de dire ce qui doit être fait au Moyen-Orient, par rapport à cet « état juif » qui existe (s’opposer à lui une fois qu’il existe n’est pas la même chose que de s’y opposer avant qu’il n’existe).
On peut utiliser le terme « antisionisme » dans un sens plus général, mais plus vague, d’opposition, en France même, à la politique des lobbys communautaires, à la censure, à la monopolisation du discours dans un sens unique, en particulier sur l’histoire, sur l’Islam, etc. Dans ce sens-là, je me définirais volontiers comme antisioniste.
2. Quel est l’objectif du chantage à l’antisémitisme ?
Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’objectif, au sens d’un objectif conscient, mais il est évident que ce chantage a un effet, celui de faire taire les critiques d’Israël. Il faut néanmoins noter que ce chantage a eu différents effets au cours du temps et, en fait, régresse: il ne faut pas oublier qu’en 1967, il était presque impossible de ne pas soutenir le petit David israélien attaqué par le méchant Goliath arabe. Le simple fait d’avoir des contacts avec l’OLP ou Arafat, ou de prôner de tels contacts, a longtemps été synonyme de mort politique ou médiatique. Aujourd’hui, le chantage porte essentiellement sur les critiques « radicales » d’Israël, c’est-à-dire celles qui mettent en cause la légitimité de l’entreprise sioniste ou qui insistent sur le droit au retour, et plus encore sur ceux qui mettent en cause l’action des lobbies ou qui défendent la liberté d’expression. Mais la simple critique des actions du gouvernement israélien, ou le fait de plaider pour une « solution à deux états », ce qui, dans un passé pas si lointain, était impensable, est devenu banal aujourd’hui. Donc, je pense que l’efficacité du chantage diminue, même si, à certains égards, son intensité augmente.
3. Quelle analyse faites-vous des liens existants entre les médias et le sionisme ?
Je suppose qu’il existe un certain nombre de pressions explicites, mais je ne connais pas bien cet aspect des choses. Il me semble qu’il y a une sorte d’intériorisation de la « culpabilité » qui mène à pas mal d’autocensure. Notez que l’angle d’attaque s’est déplacé avec le temps; d’une impossibilité de critiquer les politiques israéliennes on est passé à une censure des mises en question de la « légitimité » d’Israël et bien sûr de l’antisémitisme réel ou supposé de ceux qui critiquent les lobbies communautaires. Imaginez une salle de rédaction où quelqu’un soutient une opinion sur un sujet lié à Israël ou à l’antisémitisme, tout en mentionnant le fait que ses parents ou grands-parents ont été déportés. Qui va oser le contredire?
Il me semble aussi (mais, étant d’une autre génération, je peux me tromper) que l’éducation actuelle, au nom de l’éducation à la tolérance, inculque aux jeunes une certaine inquiétude face au fait d’avoir des opinions hétérodoxes (quelles soient considérées comme antisémites, fascistes, racistes, sexistes, homophobes ou, chez certains, islamophobes) et cette inquiétude les empêche de penser librement sur un certain nombre de sujets, dont Israël, mais aussi les lobbies, la construction européenne ou la liberté d’expression, sujets sur lesquels des opinions hétérodoxes ne sont pas nécessairement fascistes, antisémites etc., mais qui sont souvent considérées comme « suspectes » ou qui sont « assimilées » à des « propos inacceptables ». Tout cela crée un climat de politiquement correct, de censure, et, chez ceux qui entretiennent ce climat, de dénonciation généralisée, qui est extrêmement malsain à tous points de vue.
4. Quel rôle joue le CRIF dans la censure de l’antisionisme ?
Leur rôle est assez évident. Ils attaquent systématiquement tout ce qui leur déplaît et font pression sur toute une série d’institutions jusqu’au sommet de la République, comme on peut le voir lors de leur dîner annuel pour qu’elles suivent assez strictement une ligne pro-israélienne, ou, plus précisément, la ligne des gouvernements israéliens (qui peut, en fait, être à terme nocive pour Israël).
Mais ma critique ne porte pas tant sur le CRIF que sur tous les individus et organisations qui cèdent devant cet organisme ou qui censurent le fait de le critiquer (en général, au nom de la lutte contre l’antisémitisme).
5. Connaissant vos prises de position sur Israël, avez-vous rencontré des difficultés pour les exprimer ?
Oui et non. Tout d’abord, quand on parle de difficultés, il faut prendre un certain recul historique, pour ne pas tomber dans la victimisation. Pendant la guerre d’Algérie, l’appartement de Sartre a été plastiqué, l’OAS appelait ouvertement à le fusiller, Henri Alleg était torturé, Maurice Audin aussi, puis « disparu ». Je ne parle ici que des français, et sous un régime républicain, c’est-à-dire pas sous l’Occupation. On ne compte pas le nombre de communistes ou assimilés qui ont eu des « ennuis » dans leurs carrières au cours de la guerre froide en France (aux Etats-Unis, c’était bien pire et nombreux sont ceux qui ont dû s’exiler).
Aujourd’hui, les « islamistes » et « antisémites » ou assimilés ont remplacé les communistes dans l’imaginaire occidental et dans la diabolisation et la répression. Il y a quantités de gens qui perdent leur emploi ou doivent « faire attention » afin d’être sûrs de le conserver, pour ne pas parler des poursuites juridiques pour « incitation à la haine » ou pour « contestation de faits historiques », qui se soldent par de lourdes amendes et, parfois, par de la prison.
En ce qui me concerne, je me considère comme assez fortuné, au moins pour le moment. J’ai eu un certain nombre de conférences annulées (je peux en raconter les détails oralement). On trouve aussi des sites qui, probablement au nom de la « lutte contre la haine », contiennent un bon nombre de calomnies à mon sujet, mais tout cela est assez banal et, comparé à ce qui arrive à d’autres, relativement bénin. C’est la vie…
Comité Action Palestine