« La radicalité d’aujourd’hui doit être non seulement anti-impérialiste mais aussi décoloniale » A. Brossat Comité Action Palestine 6 mars 2021 A LA UNE, Impérialisme & Résistances, Non classé 1 078 vues Tout ce qui bouge n’est pas rouge ». Dans cette interview de juin 2020 pour le site Acta.Zone, qui fait suite à la publication d’un ouvrage sur les mouvements protestataires de Hong Kong, le philosophe Alain Brossat propose une analyse en profondeur du mouvement. Il prend en compte aussi bien les facteurs socio-économiques internes que ceux d’ordre international, et l’inscrit dans une perspective historique tant du point de vue géopolitique que de celle des mouvements révolutionnaires. Par quelques exemples, il montre que les Gilets Jaunes défiaient bien plus l’ordre établi que les manifestants hong-kongais. Il démontre également que les soutiens de la sphère occidentale dite « radicale » découlent de graves erreurs d’analyse, voire d’une absence totale d’analyse politique, ou, pire, d’une adhésion au discours dominant anti-chinois. En effet ces organisations qui se définissent comme anti-impérialistes en viennent à soutenir un mouvement de protestation réactionnaire qui in fine se réfère à l’ancien colonisateur et à l’impérialisme américain. Le passé ne plaide pas en faveur de cette gauche faussement radicale, qui a justifié à sa manière les interventions impérialistes, notamment dans le monde arabo-musulman. Ce travail d’analyse et de vérité devrait inspirer tout anti-impérialiste et anti-colonialiste sincère. Comité Action Palestine (mars 2021). ———————————————————————————————————– Des médias mainstream aux milieux les plus radicaux, le mouvement hongkongais a suscité en Occident une vague d’enthousiasme quasi unanime. Après un premier article d’analyse critique publié en septembre dernier, nous avons souhaité nous entretenir avec Alain Brossat à l’occasion de la parution de son dernier livre, Hong Kong, le somnambulisme des mouvementistes, aux éditions Delga. Revendiquant une « hostilité tranchée et définitive à l’hégémonie globale », Alain Brossat s’attache à déconstruire les narrations propagandistes du mouvement et à démontrer son inscription dans le contexte de la « nouvelle guerre froide » qui oppose l’empire américain déclinant à la puissance chinoise ascendante. Il en vient à la conclusion que l’affect central du mouvement – « liberté-démocratie » – dissimule en réalité un désir de subalternité vis-à-vis de l’Occident global, contre une « Chine rouge » érigée en ennemi absolu. Appelant à se défaire des « chaînes d’équivalence qui s’établissent sur la conviction que tout ce qui bouge est bon à prendre », récusant l’identification à quelque régime ou souveraineté étatique que ce soit, cet entretien nous semble fournir de précieux éléments pour la formulation d’un « non décidé, irrévocable et définitif » aux menées restaurationnistes dont les États-Unis et leurs alliés sont aujourd’hui les fers de lance. Acta.Zone:Le traitement de la situation à Hong Kong dans la plupart des discours occidentaux se signale, dites-vous, par l’évacuation de toute perspective historique (en particulier le passage sous silence du brigandage colonial dont la Chine a été victime, et dont Hong-Kong porte la marque), ainsi que par une narration binaire selon laquelle un peuple homogène en quête de démocratie s’opposerait à un État dictatorial et néo-totalitaire piétinant les « droits de l’homme ». Quels sont les enjeux d’un tel récit propagandiste ? Et comment expliquez-vous que ce récit soit si unanimement repris, y compris au sein des milieux « révolutionnaires » en Occident ? L’évacuation de la perspective historique, c’est évidemment ce qui permet d’éluder le lien indiscutable qui s’établit entre la question de Hong Kong relancée par le mouvement qui y perdure et les traités de brigandage imposés à la Chine impériale décadente par les puissances coloniales occidentales, après les guerres de l’Opium. Mais c’est aussi ce qui permet d’effacer sur l’ardoise magique de l’Histoire l’interminable emprise de la British rule sur la colonie hongkongaise, avec son cortège de discriminations raciales instituées, de répression impitoyable de toute agitation sociale et politique (les puissances coloniales ont toujours, dans un tel contexte, la main lourde). C’est en bref, la condition impérieuse pour que puisse être mis en scène l’affrontement de la minorité assiégée, héroïque et indomptable, animée par son insatiable soif de démocratie et de liberté, avec l’obtuse et brutale machine totalitaire – l’État chinois. Hong Kong, comme ville et population, ça n’est évidemment pas un peuple, c’est un topos bariolé fait de toutes sortes de composantes, dont beaucoup n’ont aucune part au « mouvement » soutenu et promu inlassablement par les chancelleries et les médias de l’Occident global – à commencer par les nombreuses variétés de subalternes, de migrants récents, de pauvres nouveaux et anciens qui y vivent dans des conditions variablement précaires. En tout premier lieu, le récit du David démocratique affrontant le Goliath totalitaire à Hong Kong est surdéterminé par les conditions de la nouvelle guerre froide qui oppose les États-Unis et leur séquelle occidentale (globale, car incluant des pays comme le Japon et Taïwan, par exemple) à la Chine (République populaire de Chine, RPC). Cet effet de surdétermination se vérifie aisément si l’on compare l’enthousiasme confinant à l’hystérie avec lequel les tenants de la nouvelle idéologie du « monde libre » soutiennent les mouvementés hongkongais et font monter les enchères à propos de leur agitation avec la relative circonspection avec laquelle ce même Occident avait accueilli le Mouvement des parapluies. Ce n’est pas seulement que les circonstances ont changé, c’est bien qu’on est entré dans une nouvelle séquence dans laquelle Hong Kong est devenu un enjeu de premier plan dans une stratégie de tension orchestrée par les dirigeants des États-Unis. Ceux-ci n’ont pas d’intérêts stratégiques ou historiques anciens sur ce territoire, c’est donc à peu près de toutes pièces que ce théâtre d’affrontement a été fabriqué, un peu comme, au temps de la rivalité des États-nations européens, on fabriquait le genre d’« incident de frontière » qui se destinait à servir de prétexte au déclenchement des hostilités. Si Médiapart, Lundimatin et tout ce qui leur fait cortège donnent dans le panneau, c’est évidemment qu’intellectuellement, ils sont inclus dans le diagramme de la pensée blanco-occidentalocentrique au point d’être incapable d’entreprendre quelque généalogie critique que ce soit du discours sinophobe habillé en horreur du totalitarisme, incapables d’aborder la question de Hong Kong par le biais d’une approche décoloniale ayant récusé ses présomptions eurocentriques et revenue de sa gueule de bois total-démocratique… C’est leur problème, pas le mien, qu’ils continuent à communier avec Le Monde, Le Figaro, Trump et le Quai d’Orsay sous l’espèce du Chinabashing indiscriminé – on est, paraît-il, en démocratie, or il se trouve justement que sur ces îles enchantées, la connerie est le tout premier des droits de l’homme. Acta.Zone : Votre critique du mouvement hongkongais porte sur différents points. D’une part, sa nature de classe : « ce ne sont pas, écrivez-vous, les quartiers populaires de Hong-Kong qui se font entendre, encore moins les dizaines de milliers de sous-prolétaires originaires d’Asie du Sud-Est employés dans les emplois subalternes et souvent traités comme des esclaves », mais plutôt la « bourgeoisie séparatiste », cette « jeunesse bien propre sur elle, éduquée, et qui parle anglais, classe moyenne encravatée, le regard tourné vers l’Occident ». D’autre part son inclusion à la fois objective et subjective dans le dispositif de la « nouvelle guerre froide » qui oppose la puissance chinoise ascendante à l’empire américain dont l’hégémonie planétaire est entrée dans une phase de déclin relatif – inclusion qui se vérifie à travers l’anti-communisme affiché du mouvement, ses appels explicites à une intervention états-unienne (Please Mr. Trump, help us !), sa mobilisation des symboles de la période coloniale, des drapeaux américains et britanniques en tête des manifestations de rue, etc. En quoi ces deux éléments sont-il liés ? En quoi ce « désir d’Occident »1 correspond-il à la composition sociale du mouvement ? Comment expliquer que le mouvement se soit lui-même « livré en otage » (pour reprendre votre terme) au conflit de moins en moins larvé entre les États-Unis et la Chine ? Je ne m’aventurerais pas à proposer une analyse en bonne et due forme (sociologique) de la composition de classe du mouvement de Hong Kong – cela dépasse mes compétences. Je perçois des signes, des indices sur lesquels je m’appuie pour développer une démarche qui est, pour l’essentielle, géopolitique, décoloniale. Manifestement, du point de vue des modes d’apparition, des slogans, des gestes, des usages linguistiques, des références culturelles, de l’occupation de l’espace (la prédilection pour les malls…), tout ceci ne sent pas particulièrement ni la plèbe, ni même le populaire… Le gros du mouvement, c’est une jeunesse scolarisée, étudiants et lycéens, née aux alentours de la rétrocession ou après, dépourvue de tout enracinement historique, grandie hors-sol dans la bulle de l’île et des nouveaux territoires, en état d’apesanteur dans la brèche entre deux statuts – la colonie britannique et le retour de la souveraineté chinoise. Cette jeunesse scolarisée a été rejointe par toute une poussière d’humanité, généralement jeune aussi, faite d’employés de bureau, de petites mains du secteur bancaire et des innombrables établissements financiers, etc. Tout comme à Taïwan, l’état d’apesanteur historique est une fabrication dont sont amplement responsables les élites, les enseignants, les médias, les faiseurs d’opinion – tout a été fait pour que la génération née au tournant du XXème siècle se sente étrangère au monde chinois tel qu’il est incarné aujourd’hui par la RPC. On peut se faire une petite idée de la pente sur laquelle s’est construit ce déracinement concerté de la jeunesse hongkongaise (dans ses rapports à l’histoire chinoise moderne) en citant cette « anecdote » : récemment, les candidats à l’admission dans une université de Hong Kong se sont vu demander si l’invasion de la Chine par le Japon en 1900 « did more good than harm » (Taipei Times du 16/05/2020, un journal inconditionnellement favorable au mouvement de Hong Kong). La réponse était incluse dans la question, et elle était typique d’une pensée de renégats culturels et historiques. C’est là juste l’écume de ce travail de mise en condition qui est l’un des piliers de l’aversion de la jeunesse de Hong Kong à l’endroit du régime chinois et à ce qu’il est susceptible d’incarner de l’histoire moderne de la Chine, en tant que refondation de la souveraineté chinoise dans le creuset de la lutte contre les envahisseurs et les puissances coloniales. Après la rétrocession, Hong Kong semble s’être établie dans une sorte d’état de somnolence post-historique, fondée sur la plus parfaite des situations de mésentente : « un pays, deux systèmes », les uns l’entendaient comme l’éternisation de la situation dans laquelle Hong Kong persévérerait indéfiniment dans son être d’enclave occidentale en Asie orientale, aussi bien en termes de mode de vie que de mode de gouvernement, tandis que les autres l’entendaient comme la période de transition vers la complète intégration de l’ancienne colonie britannique à la souveraineté chinoise. Il fallait donc bien qu’un jour la bulle crève et que le conflit des deux « lectures » devienne ouvert – ce dont le fameux projet de loi sur les extraditions fut l’occasion, mais aussi bien n’importe quel incident aurait pu faire l’affaire – la situation était mûre, dès lors que se produise un de ces retours du réel dans le présent ensommeillé dont l’Histoire a le secret : d’une part que 2047 ça n’est plus les calendes grecques mais bien demain, et de l’autre, Hong Kong remplit toutes les conditions pour devenir le parfait microcosme de la nouvelle Guerre froide. Quand un peuple, une population, un groupe s’enferme dans une bulle post-historique, en conséquence généralement d’un traumatisme politique, d’un cataclysme historique, comme ont été tentés de le faire les Japonais après la Seconde guerre mondiale, les Allemands de l’Ouest aussi, dans une moindre mesure, (à cause de la division du pays), les Taïwanais après la fin de la loi martiale, arrive toujours un moment où le réel historique et les pesanteurs politiques font valoir leurs droits. La bulle du miracle économique, de la croissance, la prospérité fondée sur un labeur acharné n’est pas étanche et le retour du refoulé historique est implacable : l’envers du « miracle », c’est l’alignement pointilleux sur les États-Unis et, au Japon et en Allemagne, les troupes d’occupation « américaines » toujours sur le terrain trois quarts de siècle après la fin de la Seconde guerre mondiale. À Taïwan, c’est la condition pitoyable de client politique des États-Unis, au point qu’il n’est aujourd’hui pas un gouvernement au monde qui soit aussi compulsivement collé à Trump et sa bande que celui qui y est aujourd’hui aux affaires. Ce paradigme de l’illusion post-historique et du brutal retour du réel historique vaut de la même façon dans le cas de Hong Kong : quand la bulle crève, on se retrouve à s’agiter dans la cour de Trump et Johnson en mimant quelque imaginaire « révolution », à brandir en somnambules les oriflammes des croisés de l’hégémonie en crise, des paladins de la reconquête occidentale. La conséquence de tout cela – et elle renvoie avant tout à des facteurs historiques et géo-politiques, aux traits particuliers de la conjoncture politique présente à l’échelle globale autant que locale – c’est que l’affect « liberté-démocratie » qui parcourt bruyamment le mouvement de Hong Kong s’avère être le voile vaporeux qui recouvre un beaucoup plus trivial désir de subalternité – vivre à couvert des supposés bons maîtres occidentaux – et de transmutation culturelle – devenir des Blancs occidentaux d’adoption, des « rapatriés » d’Orient extrême dans le giron de l’Amérique blanche, de l’Australie blanche, de la Grande-Bretagne blanche. Mais ces « rapatriés », rassurez-vous, ce seront toujours des réfugiés de première classe. Acta.Zone : Vous identifiez le présentisme comme l’une des limites majeures du mouvement hongkongais. Ce présentisme implique à la fois l’absence de toute inscription dans une temporalité historique, l’absence notamment de toute référence subjectivée à des expériences révolutionnaires passées, aussi bien qu’une impossibilité radicale à se projeter dans un horizon émancipateur. En quoi ces deux aspects (rapport au passé, projection dans l’avenir) sont-ils, selon vous, interdépendants ? Et pensez-vous que ce présentisme soit propre au mouvement de Hong-Kong ou qu’il caractérise également d’autres soulèvements populaires de la période récente (à la lumière de l’effacement généralisé du rapport à l’Histoire – de la « conscience historique » – que vous pointez d’une part, et de l’éclipse concomitante de l’hypothèse communiste comme représentation stratégique partagée d’autre part) ? Sans doute tous les mouvements qui sont apparus sur tous les continents depuis le début de ce siècle sont-ils plus ou moins en rupture de tradition. On l’a bien vu en France, tout récemment, avec le mouvement des Gilets Jaunes et cette espèce de bégaiement mémoriel qui fait que l’on va orner les carrefours bloqués de drapeaux tricolores plutôt que rouges. Mais dans le cas de Hong Kong, il s’agit d’un peu plus que cela, c’est-à-dire de l’absence de référence aux luttes, et elles ont été nombreuses et souvent très violentes, qui ont opposé la population de Hong Kong au colonisateur britannique dans la dernière période de l’occupation – on ne peut pas à la fois faire référence à cette « tradition » et brandir l’Union Jack au fil des manifestations inspirées par l’esprit de la « révolution de notre temps ». Entre mai et décembre 1967, par exemple des émeutes ont fait à Hong Kong 51 morts et plus de 800 blessés…. un bilan tout colonial à comparer avec celui des interminables émeutes de cette année… Il faut donc que se soit produite une coupure si radicale que la puissance occupante d’hier soit devenue l’ami et le protecteur présomptif, que Chris Patten, le dernier gouverneur de l’île puisse (et ose) se présenter en père et figure tutélaire de la « démocratie hongkongaise ». Il faut une amnésie si puissante que puisse être récusée l’évidence absolue selon laquelle la restitution de Hong Kong à la Chine est la réparation tardive mais inéluctable d’une succession d’actes de brigandage colonial. Il faut un changement de décor si complet que toute référence à l’histoire chinoise, à la culture chinoise puisse se voir remplacée par le toc des industries culturelles américaines. Il est bien évident qu’un déracinement aussi extrême ne peut se produire que dans un isolat. Le présentisme forcené des mouvementés a sa condition topique ou topologique – ce que Peter Sloterdijk appelle une « sphère ». Les mouvementés ne sont pas seulement enfermés dans leur ville tentaculaire, c’est-à-dire un espace post-urbain d’où ont disparu les formes traditionnelles de la sociabilité urbaine, ils sont aussi enfermés dans les dispositifs technologiques, communicationnels et spectaculaires qui appareillent leurs représentations et leurs conduites. Ils sont à ce titre, dans leurs dispositions présentistes et allergiques à toute condition d’historicité, à l’avant-garde – à moins que ce ne soit au stade terminal – du présentisme démocratique en général – le total-démocratisme entendu comme idéologie politique moyenne des élites occidentales et occidentalisées, c’est bien l’idée que la démocratie est un présent éternisé, une sorte de fin de l’Histoire ; ceci, étant entendu que la démocratie libérale est et est appelée à demeurer le meilleur des régimes (de la politique et de la vie en général) possible. Ce qui fait que pour les mouvementés, l’avenir de Hong Kong, ce ne peut être que son présent figé, l’arrêt sur image définitif sur sa différence radicale d’avec la Chine populaire sanctionné par la formule « deux systèmes ». L’exception hongkongaise telle qu’en son caractère inaltérable l’éternité la fige. On mesure bien ici à quel point il faut s’être amputé de toute intuition historique pour camper sur cette position immobiliste. Mais, bien sûr, quand cette rêverie isoliste rencontre le réel, le rêveur se réveille en sursaut et cherche des yeux le gardien de l’instant éternisé. Et il se trouve que celui-ci parle anglais et porte le haut-de-forme de l’Oncle Sam. Les mouvementés ressemblent à l’Oblomov de Gontcharov : ils rêvent, ils rêvent, ils s’agitent dans les grands espaces de leurs rêves – et puis quand ils se réveillent, ils appellent à la rescousse le bon Zakhar sans le secours duquel ils ne sauraient faire un pas en dehors de leur lit. La liberté qu’ils revendiquent n’a rien à voir avec l’autonomie et tout avec la mentalité de camp – ils veulent que leur île soit une enclave du « monde libre » en version Trump, une écharde fichée au talon de cette « Chine rouge », l’ennemi intime, absolu. C’est la raison pour laquelle ils sont passés subrepticement de « démocratie-liberté » à « Independance for Hong Kong ». C’est la raison pour laquelle la rhétorique de guerre froide des Trump, Pompeo et Bolton leur va comme un gant : ce qui leur tient lieu d’utopie, c’est une tératologie – le régime chinois comme monstrueux, ennemi de l’humanité. Pas besoin d’être un compagnon de route du Parti communiste chinois pour percevoir la débilité du manichéisme qui inspire cette simplification à outrance d’une question qui, au contraire, réclame de l’attention intellectuelle et une sensibilité à la complexité des choses. Acta.Zone : Vous dites à juste titre que beaucoup d’observateurs occidentaux, tout particulièrement au sein des milieux « révolutionnaires », se sont enthousiasmés pour le mouvement de Hong-Kong à raison de la virtuosité émeutière qui s’y déployait, mettant de côté, pour ainsi dire, ses contenus politiques et stratégiques y compris les plus explicites. Or, n’est-ce-pas, « en politique ce qui compte c’est le contenu », comme disait Mao2. Ou pour reprendre un vieux proverbe : « tout ce qui bouge n’est pas rouge ». La multiplication des mouvements populaires à l’échelle globale ces dernières années n’impose-t-elle pas la réaffirmation de ce principe comme critère d’évaluation des situations réelles ? Et ne pensez-vous pas justement que le mouvement hongkongais offre l’exemple paroxystique d’une disjonction entre l’inventivité tactique des modes d’action (diffusion d’un savoir-faire du combat de rue extrêmement sophistiqué, sur-équipement des émeutiers, organisation para-militaire des manifestations, etc.) et le vide politique des mots d’ordre (résumé dans le syntagme démocratie-liberté, ce « cri de ralliement des croisés de l’hégémonie ») – vide cachant lui-même une aspiration stratégique qui n’est autre que la cooptation dans le camp occidental sous domination américaine ? Les chaînes d’équivalence qui s’établissent sur la conviction que tout ce qui bouge est bon à prendre, surtout quand c’est juvénile, urbain, primesautier, nord global et que ça n’a que le mot démocratie à la bouche, c’est le degré zéro de la pensée politique estampillée radicale aujourd’hui, de Rancière à Lundimatin. Mais à partir de ce constat, je me garderais bien d’émettre un jugement global sur les mouvements qui se sont multipliés au cours des dernières années, j’évalue au cas par cas, car ce qui émerge, ce sont chaque fois des singularités dont il faut évaluer les lignes de force et les trajectoires dans les configurations où elles émergent. Il y a de l’énergie, il y a de l’inventivité, il y a de la résilience dans le mouvement de Hong Kong, mais ces qualités ne changent rien au fait qu’il s’agit d’un mouvement restaurationniste (de l’ordre colonial, impérial), pro-occidental et entièrement réactionnaire en ce sens – et c’est évidemment cela qui tranche. Le reste, les qualités esthétiques du mouvement, c’est de l’ornemental et je laisse ça aux magazines sur papier glacé… Inversement, le mouvement des Gilets Jaunes dont les aspirations, les revendications, les gestes mêmes étaient souvent hétérogènes et pas « rouges » du tout dans leur explicite n’en était pas moins pour moi porté par un désir d’émancipation, c’est un peuple politique éphémère qui s’est formé, surgi d’en bas, ce qui lui a permis d’inaugurer un nouveau cycle et un nouveau style de luttes et d’en finir avec le piétinement de la politique revendicative traditionnelle. Donc, plus que le contenu, je dirais le style, l’affect ou les affects qui soutiennent un mouvement et l’horizon dans lequel il s’inscrit. La question des contenus est devenue compliquée, voire opaque, vu que les programmes et les doctrines qui les sous-tendaient sont en ruine. Prenez l’épreuve de vérité que fut, tout récemment, la pandémie : dans son immense majorité, la planète des radicalités, marxistes et autres, n’a pas passé le test : elle a été épidémiosceptique à l’unisson avec les crétins qui nous gouvernent, pour d’autres raisons, mais tout aussi désastreusement, au début, c’est-à-dire précisément au moment où il ne fallait surtout pas l’être. La « radicalité », c’était, pensait-on, de ne pas tomber dans le panneau du chantage à la crise et de l’état d’exception sanitaire qui ne profite qu’aux trusts pharmaceutiques. On a vu le résultat. Donc, le solide armement théorique qui garantit les bons contenus d’une lutte, la bonne orientation d’un mouvement, je suis un peu sceptique. Je regarde les tracés, je salue ce qui signale la belle énergie plébéienne bien orientée (le saccage du Fouquet’s, le tagage de l’Arc-de-Triomphe…), la prise de parole populaire qui renvoie la classe moyenne planétaire et le peuple en toc des terrasses à leur néant, la reprise de la vie, la réinvention des formes politiques, et je repère ce qui pue la mort – le dérisoire racisme « anti-Chine » dans le mouvement de Hong Kong, mouvement typique de classe moyenne planétaire saisie d’un accès de fureur anticommuniste. Je repère les lieux – les carrefours où l’on interrompt les flux et où l’on palabre et délibère des conditions d’une vie vivable pour ceux d’en bas, plutôt que les galeries commerciales où l’on tourne en rond en psalmodiant « Revolution of our times » – « Hong Kong independance » … Dans un long article publié en 1990, « The Last Days of Hong Kong », l’essayiste et spécialiste de l’Asie orientale Ian Buruma évoque deux moments de l’histoire récente de Hong Kong qui jettent un intéressant éclairage sur l’état présent des choses3. Lorsque, au printemps 1989, les étudiants de Pékin occupèrent « le coeur de l’empire chinois », avec les dramatiques conséquences que l’on sait, la solidarité de la population hongkongaise fut immédiate et massive. Buruma écrit : « Ce fut là l’occasion pour les gens de Hong Kong de montrer qu’ils étaient davantage que des commerçant cantonais sans états d’âme ; qu’eux aussi avaient le souci de leur mère-patrie ; qu’eux aussi étaient chinois jusqu’à la moelle ». La question est donc de savoir ce qui s’est passé entre-temps pour que désormais, aux yeux des mouvementistes hongkongais, le « Chinois » septentrional et mandarinophone soit devenu l’autre absolu et l’ennemi par excellence. La seconde remarque concerne le rejet dont ont fait l’objet les réfugiés vietnamiens arrivés dans la colonie lors de l’exode des boat-people : renvoyés sans ménagement chez eux pour une bonne part, entassés dans des camps de fortune pour les autres et durablement décriés par les autochtones dans des termes inspirés par la plus vulgaire des xénophobies – « ils puent », « ils sont trop bruyants », etc. L’autochtonisme qui s’est déchaîné contre les Chinois continentaux tout au long du mouvement de cette année ne date donc pas d’hier. C’est la face la plus sombre de l’isolisme. On en trouve aussi la trace dans les films de kungfu made in Hong Kong où la plus décomplexée des xénophobies fait bon ménage avec le sentiment anticolonial et la fierté (encore) « chinoise », à l’âge d’or de Bruce et Lee… Acta.Zone : Vous analysez la manière dont la Chine est traitée dans la presse française, de manière systématiquement dépréciative et idéologisée, au prisme de son inadéquation aux « valeurs universelles des droits de l’homme » (dont l’Occident serait l’incarnation naturelle). Vous vous attachez également à déconstruire les discours qui établissent un rapport d’équivalence entre l’affirmation économique, diplomatique et militaire de l’État chinois et le dispositif hégémonique américain. Pourquoi dites-vous qu’il n’est pas rationnel de mettre sur un même plan les « ambitions nouvelles » de la puissance chinoise avec l’impérialisme américain tel qu’il s’articule à l’échelle du globe ? Et pour aller pour loin, en quoi cette réflexion permet-elle de singulariser, de définir ce qu’hégémonie et impérialisme veulent dire aujourd’hui ? L’analogie couramment établie aujourd’hui entre le « Make America great again » de Trump et le « Make China great again » de Xi est non seulement tout à fait superficielle mais carrément fallacieuse. Elle est surtout en vogue parmi l’ultra-gauche impensante – les dits progressistes et les libéraux, eux, verront toujours la restauration de la « grandeur » en mode trumpien comme un moindre mal, envers et contre tout, cette restauration étant supposée, en dépit de tout, attachée au nom et au camp de la « démocratie » ; tandis que celle qui s’attache au nom de la Chine serait intrinsèquement autoritaire-totalitaire (autoritaire les jours pairs, totalitaires les impairs, ce qui donne un aperçu de la qualité de la science politique qui soutient les raisonnements de ces gens-là). Le projet de restauration de Trump est celui du rétablissement d’une hégémonie impériale, d’une domination du monde par les États-Unis, telle qu’elle s’est mise en place après la Seconde guerre mondiale et passablement délitée depuis le début du nouveau millénaire. Une domination dont la caractéristique est d’être totalisante, incluant aussi bien l’hégémonie militaire, la supériorité technologique, la maîtrise de l’innovation, le contrôle des marchés, mais aussi les formes de vie. C’est l’empire américain (états-unien) qui défend sa peau, avec d’autant plus de véhémence et d’agressivité qu’il ne saurait concevoir sa perpétuation que sous la forme hégémonique. D’où sa perception de la montée de la puissance chinoise comme une menace existentielle, vitale, avec laquelle il n’est pas question de coexister. Le projet de la direction chinoise est d’une espèce différente – ce qui le guide est une ambition de réparation – la Chine, en tant qu’elle est non pas seulement un État, un peuple ou une nation modernes mais aussi une civilisation millénaire et un empire veut retrouver sa place « au milieu », c’est-à-dire se voir reconnue et respectée comme une puissance de premier plan dans l’ordre international nouveau qui est en train d’émerger. D’où l’importance première de liquider l’héritage des politiques de prédation coloniale et de conquête impériale dont elle a été victime aux XIXème et XXème siècles, tant de la part des puissances européennes que du Japon et des États-Unis (en tant que ceux-ci ont soutenu le camp nationaliste dans la guerre civile chinoise et ont été opposés à la Chine au cours de la guerre de Corée). La puissance économique est ici le relais et le point d’appui de l’ambition politique, mais cela ne signifie en aucun cas que la Chine d’aujourd’hui ait l’ambition d’imposer au monde une Pax Sinica calquée sur le modèle de la Pax Americana qui s’est mise en place après la Seconde guerre mondiale et renforcée au cours de la Guerre froide, puis relancée après la chute de l’empire soviétique. Les nouvelles « routes de la soie », la diplomatie des masques et de l’assistance sanitaire pendant l’épidémie de coronavirus, ça n’est pas tout à fait la même chose que le système des proconsuls et des clients sur lequel a tenu et prospéré l’empire « américain » – nulle part, ni hier ni aujourd’hui ni sans doute demain de ces Suharo, Pinochet, Park et autres Chiang en version chinoise populaire, la Chine n’exporte pas son mode de vie, elle ne colonise pas avec ses « valeurs » ni avec sa langue. Elle ne vise pas l’hégémonie relayée par des bases et des stationnements de troupes dans le monde entier, elle veut tenir son rang, telle qu’elle estime l’avoir reconquis grâce à son développement impétueux depuis le tournant impulsé par Deng Xiao Ping, ce qui suppose bien sûr, que sa puissance se projette hors de son espace propre – mais sur un mode tout différent de celui que pratiquent les États-Unis et qui est toujours conquérant, incluant, en particulier, un volet militaire. La mer de Chine du sud, c’est le glacis maritime que l’État chinois s’acharne aujourd’hui à consolider – pour le reste, pas de porte-avions chinois croisant entre Cuba et la Floride… La raison fondamentale pour laquelle les libéraux occidentaux et occidentalisés demeurent irréconciliables avec la Chine supercapitaliste d’aujourd’hui, ce n’est évidemment pas le fait que son régime politique n’est pas conforme aux normes de la démocratie occidentale – ni les pétromonarchies du Golfe, ni le régime du maréchal Sissi ne le sont – , c’est que le régime (et le parti communiste) de ce pays, envers et contre tout, conservent un lien organique avec la révolution chinoise – l’os que l’Occident libéral a, depuis 1949, gardé en travers de la gorge, en dépit de la normalisation des relations avec la Chine à laquelle Nixon a donné l’impulsion. C’est la raison pour laquelle, encore et toujours, le rêve de cet Occident-là, ce n’est pas du tout la « démocratisation » de la Chine, sa conversion au parlementarisme, au pluripartisme, aux élections « libres » et toutes ces belles choses ; c’est bien plutôt un démantèlement de la puissance chinoise dont la forme de loin la plus souhaitable serait l’émiettement de la Chine en plusieurs souverainetés, aisément transformables en zones d’influence placées sous la houlette des maîtres anciens (États-Unis, Grande-Bretagne, Japon…). D’où l’importance de Hong Kong où l’activisme mouvementiste s’acharne à mettre en exergue les supposées fractures entre une Chine septentrionale mandarinophone vouée aux fièvres autoritaires et une Chine méridionale de tempérament et langue(s) différents – une construction discursive taillée sur mesure et survenant à son heure pour relancer le motif éculé de l’hétérogénéité chinoise dans un contexte où, tout à l’opposé, c’est une souveraineté chinoise plus que jamais indivisible, qui fait entendre sa voix sur la scène internationale. Acta.Zone : Vous affirmez que votre position consiste à tenir à distance aussi bien la posture du compagnon de route (vis-à-vis de l’État chinois) que celle du spectateur fasciné (vis-à-vis du mouvement). On observe souvent, de nos jours, que la moindre remise en cause du discours occidental dominant en termes de politique internationale se trouve stigmatisée (qu’il s’agisse de Hong-Kong, de l’Ukraine, du Venezuela ou encore de la Syrie) – stigmatisation qui vise in fine à la délégitimation de l’anti-impérialisme en tant quel. Quels sont pour vous les enjeux d’une position véritablement anti-impérialiste aujourd’hui, qui ne verse pas pour autant dans un campisme mécanique et vulgaire ? Comme je le rappelle quelque part dans le livre, la radicalité d’aujourd’hui, en tant qu’elle ne peut se contenter d’être anti-impérialiste mais se doit d’être décoloniale aussi, ce qui suppose un considérable élargissement de sa perspective critique et généalogique, est de tournure très différente de celle des années 1960 et 1970. Elle a notamment fait son deuil (ou, si elle ne l’a pas fait, elle est à côté de la plaque) de l’identification, fidéiste ou critique, à quelque souveraineté ou forme étatique que ce soit. Dans les années 1970, les maos étaient des dévots de l’État chinois et de la pensée du Président Mao, les trotskystes (dont j’étais) des hérétiques de l’étatisme soviétique via la fidélité à la révolution russe et la critique du stalinisme. Mais ce que les uns et les autres avaient en commun était ce lien à l’État et à la philosophie de l’État, inséparable de la pensée et de la cause révolutionnaires en général. Même via le romantisme révolutionnaire du Che, nous retrouvions ce fétichisme de l’État – l’État cubain, en l’occurrence. De cette hétéronomie, il a fallu faire son deuil, et, avec elle, de tout ce qui tend à faire du marxisme une philosophie de l’État – deuil salutaire s’il en fut. Ce qui inspire la position tranchée que j’ai adoptée sur le mouvement de Hong Kong, ce n’est donc d’aucune façon une identification, de quelque forme soit-elle, avec le régime chinois dont je récuse vertement, par exemple, la politique assimilationniste et néo-coloniale au Xinjiang. C’est l’hostilité tranchée et définitive à l’hégémonie globale, dans ses formes actuelles, soumise encore et toujours aux conditions de l’empire, en tant que celui-ci est états-unien, occidental. Je ne pense pas du tout que la fin de la fausse Pax Americana serait la fin du capitalisme, je considère le modèle de développement adopté par l’État chinois comme désastreux du point de vue des intérêts de la civilisation humaine, mais je suis pour l’histoire ouverte et je statue sur l’intolérable dans le présent, dans l’époque – et aujourd’hui, l’insupportable, c’est cette machine de guerre en train de se remobiliser à toute vitesse (les États-Unis ont toujours été en guerre, ils sont, intrinsèquement, une machine de guerre), à l’affût de l’occasion propice pour faire surgir un théâtre d’affrontement (que ce soit au Moyen-Orient ou en mer de Chine) où faire une démonstration de force destinée à endiguer le déclin en cours. Je ne tire pas des plans sur la comète, ce qu’il en sera des formes et manifestations de l’accroissement de la puissance chinoise dans trente ou cinquante ans, je n’en ai pas la moindre idée – ce dont je ne doute pas un instant en revanche, parce que je l’ai sous les yeux, c’est que les menaces massives de décivilisation, aujourd’hui, ce sont les États-Unis, et leurs pseudopodes (Israël, les pétromonarchies, Taïwan peut-être) qui en sont les foyers. Le problème majeur du présent, c’est que la souveraineté chinoise mise à part (et la Corée du Nord, il faut le dire), rien ne vient faire pièce à la politique de la terre brûlée dans laquelle s’est engagée cette Amérique-là : voyez le Venezuela où l’Union européenne lui a emboîté le pas et soutient sa marionnette Guaido, voyez la Palestine où l’État sioniste s’apprête à annexer la partie « utile » de la Cisjordanie avec le consentement tacite de cette Europe-là aussi… Trump n’est pas le fond du problème du tout, il est le symptôme de cette débandade généralisée qui conduit tout droit à une guerre néo-impériale, avec des objectifs distinctement restaurationnistes, dans l’espace chinois notamment. Les dirigeants chinois en sont parfaitement conscients et ils tiennent à ce qu’il se sache qu’on ne leur fera pas le coup de Gorbatchev. Le rêve de l’Occident restaurationniste aujourd’hui, ce n’est pas tant d’en finir avec le régime « autocratique » de Xi, cet Occident-là s’accommode parfaitement de toutes les autocraties pourvu qu’elles soient utiles, c’est d’effacer le pli de la révolution chinoise comme l’a été, amplement, celui de la révolution russe. C’est à cela qu’il faut opposer les puissances affirmatives d’un non décidé, irrévocable et définitif – la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre sans m’embarrasser de nuances. C’est un livre analytique et militant. (Hsinchu, Taïwan, 15/06/2020) 1-Voir Alain Badiou, Circonstances, 8. Un parcours Grec, Éditions Lignes, 2016. 2-Déclaration du 7 mars 1967, adressée à Jiang Qing, dirigeante du « Groupe chargé de la Révolution Culturelle ». 3-Ian Buruma: The Missionary and the Libertine, Vintage Books, 1996. source: https://acta.zone/alain-brossat-la-radicalite-daujourdhui-doit-etre-non-seulement-anti-imperialiste-mais-aussi-decoloniale/# photo: manifestation de Gilets Jaunes (Comité Action Palestine) print