Le Yémen d’une guerre à l’autre
par Comité Action Palestine (juin 2015)
Depuis l’invasion de l’Irak en 2003 et l’essor consécutif des tensions et des violences inter-communautaires entre Sunnites et Chiites provoquées par l’envahisseur américain, la vieille thèse culturaliste du conflit religieux a été remobilisée comme grille de lecture des enjeux et des rapports de force qui secouent le Moyen-Orient. L’armada des idéologues, politiques et politologues, journalistes et intellectuels médiatiques est là pour soutenir que les conflits en Irak, en Syrie, au Liban, à Bahreïn ou au Yémen et plus généralement dans toute la région s’expliqueraient par une opposition irréductible entre deux versions de l’islam, sunnisme et chiisme, antagonisme que ces mêmes analystes utilisent comme prisme pour relire toute l’histoire du monde musulman depuis 14 siècles et justifier a posteriori leur conception erronée de la situation actuelle. Au regard des véritables causes qui sont d’ordre économique, politique et géopolitique, la thèse du conflit religieux apparaît comme une véritable idéologie qui sert à masquer les vrais intérêts en lutte, à tromper les peuples sur les véritables responsables du chaos et à mobiliser les soutiens internationaux pour telle ou telle partie engagée dans l’affrontement. Au Yémen, les différents ingrédients étaient présents pour qu’une telle explication acquiert du crédit, a savoir la présence d’une minorité chiite, d’Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), d’un pouvoir soutenu par les Frères musulmans et de puissances étrangères comme l’Arabie saoudite et les Etats-Unis, tous ces différents acteurs nouant des alliances croisées et entrant dans des formes de lutte directe ou indirecte. En analysant les ressorts de l’intervention au Yémen de la coalition des Etats arabes dirigée par l’Arabie Saoudite depuis la fin mars 2015, nous essaierons de dégager les facteurs objectifs propres à la situation régionale et à la situation locale yéménite et infirmer par-là les explications qui accordent un poids au facteur religieux.
L’offensive militaire saoudienne en mars 2015 avait pour objectif de mettre un terme à l’insurrection houthiste qui regroupe la population de confession zaydite, une branche du chiisme, soulèvement qui avait vu la prise de Sanaa la capitale en septembre 2014 et la destitution du président Hadi en janvier 2015 soutenu depuis son accession au pouvoir en 2011 par la monarchie saoudienne. Depuis 2004, le Nord du Yémen où vit la population zaydite, est en rébellion contre le pouvoir central et contre le royaume saoudien, régime qui voit d’un très mauvais œil l’apparition de ce foyer révolutionnaire à sa frontière sud dont les revendications de justice sociale risquent de faire tâche d’huile. Cette crainte est d’autant plus forte que l’Arabie saoudite tente en interne d’endiguer par tous les moyens la contestation de sa minorité chiite. Autrefois alliée des Zaydites quand le Yémen du Nord royaliste combattait la République yéménite du Sud soutenue par l’Egypte de Nasser, l’Arabie saoudite les combat aujourd’hui par tous les moyens à sa disposition, notamment en s’alliant à ses ennemis héréditaires, les Frères musulmans qui contrôlent le pouvoir par l’intermédiaire du président Hadi depuis le soulèvement de 2011 au cours duquel le président Saleh avait été évincé. A travers ces retournements d’alliance, il est possible de voir que le facteur religieux ne saurait être un facteur explicatif des évènements qui tourmentent le Yémen depuis des décennies.
L’insurrection houthiste, aussi appelée guerre du Saada du nom de la région nord-ouest du pays qui concentre la population zaydite, débute en juin 2004 mais plonge des racines dans le passé lointain et proche du Yémen. Parmi les causes lointaines, la suppression de l’imamat zaydite suite au coup d’Etat républicain de 1962 soutenu par l’Egypte de Nasser constitue sans doute l’élément le plus décisif. En effet, la disparition de cet imamat multiséculaire est vécue par les habitants du Saada comme une oppression religieuse mais elle signifie aussi l’incapacité pour cette population de s’organiser politiquement, la destruction d’une structure institutionnelle dans laquelle elle pouvait gérer les problèmes de la vie quotidienne, faire des choix relatifs au présent et à l’avenir. Le coup d’Etat de 1962 sera suivi d’une décennie de guerre entre les républicains pronassériens et les royalistes zaydites soutenus par l’Arabie Saoudite. Concernant les causes de l’insurrection houthiste dans un passé récent, il faut sans doute remonter à la réunification du Yémen en 1990, évènement qui va accentuer la marginalisation socio-politique de la population chiite. La réunification a pour conséquence de faire perdre aux zaydites toute capacité politique, toute possibilité d’influencer les décisions du pouvoir central. Dans le cadre du Yémen réunifié, la population zaydite devient une minorité démographique, pauvre économiquement, marginalisée socialement, brimée dans l’exercice de son culte religieux et exclue politiquement des grandes décisions. En juin 2004, suite à l’arrestation de plusieurs dirigeants chiites, le soulèvement éclate et en septembre le leader de l’insurrection, Hussein Al Houthi, sera tué par l’armée. Le mouvement insurrectionnel prend alors le nom du martyr et organisé dans le cadre du parti Ansar Allah, va mener une guerre aux autorités qui reçoivent le soutien militaire des Saoudiens. Ces derniers vont intervenir directement à deux reprises dans le conflit au cours de la décennie, en 2004 et en 2009, mais sans jamais parvenir à porter un coup sérieux au mouvement de rébellion. La guerre semble s’enliser, ayant entrainé des milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés, mais lorsqu’en 2011 le pays est secoué par un soulèvement général à l’instar de nombreux pays arabes, les Houthis acceptent de participer à la Conférence du dialogue national qui regroupe toutes les forces politiques du pays. Suite à l’accord du 23 novembre 2011, une transition politique est organisée dans laquelle la communauté zaydite ne semble avoir obtenu aucun gain. Le président Saleh est démis de ses fonctions mais jouit d’une immunité qui irrite l’organisation houthiste qui appelle à son jugement pour crimes de guerre. En outre, son successeur, Abd Rabbo Mansour Hadi, est contrôlé par le parti El Islah des Frères musulmans allié à l’Arabie saoudite, qui va utiliser son influence pour nuire aux intérêts des Zaydites.
Cependant, le facteur qui va précipiter les évènements, l’offensive de la guérilla et l’extension des régions sous son contrôle, c’est la décision prise par la Commission chargée du découpage du pays de transformer le Yémen en Etat fédéral constitué de six zones, la province du Saada étant rattachée à la capitale Sanaa. Or, la zone où se retrouvent les Zaydites ne dispose pas de ressources naturelles et n’a pas d’accès à la mer. D’autre part, ceux-ci se retrouvent sous la dépendance politique directe de la capitale, chose qu’ils ont toujours rejetée, refusant de perpétuer la soumission à un pouvoir honni. D’autres éléments sont à l’origine de l’offensive d’Ansar Allah et parmi lesquels le renforcement d’Al Qaïda dans les régions de l’est du pays, autre grande menace à côté de celle du pouvoir central. En l’espace de quelques mois, les insurgés houthis conquièrent les villes principales, Sanaa la capitale en septembre 2014, puis Taëz et Aden (respectivement troisième et deuxième villes du pays) en mars 2015. La rapidité avec laquelle la progression territoriale de l’insurrection s’est réalisée n’aurait pas été possible si une partie de la population sunnite n’avait adhéré au message de justice sociale porté par le mouvement chiite et sans le ralliement au mouvement insurrectionnel d’une partie de l’armée restée fidèle à l’ancien président Ali Abdallah Saleh. D’une part, les sunnites qui partagent la cause zaydite appartiennent à l’école chaféite dont la doctrine et la pratique religieuse sont très proches de l’islam chiite zaydite contrairement aux représentations médiatiques véhiculées sur une opposition irréductible entre sunnisme et chiisme. Mais surtout les sunnites yéménites ont en détestation un régime corrompu, répressif, à la solde des princes saoudiens et miné par une grave crise économique qui a vu les prix des biens de première nécessité s’envoler au cours des dernières années. De l’autre côté, Saleh et ses partisans, autrefois ennemis de la cause zaydite (même si Saleh est lui-même zaydite) ont su nouer une alliance avec Ansar Allah à la fois parce qu’ils ont été évincés du pouvoir et parce qu’ils refusent l’ingérence saoudienne dans les affaires internes depuis que le parti El Islah des Frères musulmans s’est emparé du pouvoir. Encore une fois, l’aspect religieux semble secondaire par rapport aux déterminants politiques, même si l’Arabie Saoudite, les Frères musulmans ou d’autres acteurs sur le terrain comme AQPA ou l’Etat islamique voudraient voir le conflit se confessionnaliser.
Conjoncturellement, c’est la prise des villes du Sud comme Taëz ou Aden par les Houthis et la possibilité de contrôler le détroit de Bab Al Mandab qui ont déterminé le Royaume saoudien et les Etats arabes coalisés à déclencher l’intervention armée. Economiquement, ce détroit est d’une importance stratégique puisqu’il représente 38 % du trafic mondial et qu’il donne accès au canal de Suez. Pour l’Egypte, ainsi que l’ont affirmé ses officiels, la prise du détroit par Ansar Allah est une « ligne rouge » à ne pas franchir. Pour l’Arabie Saoudite, une telle situation était inacceptable car la totalité de ses exportations d’hydrocarbures à destination de l’Asie transite par Bab Al Mandab. Israël craignait aussi que son port d’Eilat situé en Mer Rouge ne soit pris en otage. Ce facteur d’ordre économique et stratégique explique sans doute le jeu d’alliances que les Saoudiens ont réussi à tisser pour lancer l’offensive contre le Yémen ainsi que le calendrier de l’intervention.
Cependant, structurellement, l’agression contre le Yémen était déjà inscrite dans l’agenda saoudien en raison de la menace que fait peser un mouvement insurrectionnel à sa frontière, de la possibilité que ce mouvement fasse tache d’huile et n’alimente la contestation chiite sur son propre territoire et surtout pour tenter de contenir, d’endiguer l’influence régionale de l’Iran. Ce facteur régional semble prépondérant pour cerner les ressorts du conflit au Yémen ainsi que la guerre entreprise par la coalition arabe avec la bénédiction US. En effet, un antagonisme violent anime les rapports entre la monarchie saoudienne et l’Iran, une lutte à mort est engagée entre deux nations lancées dans le leadership régional que tout oppose, le modèle de développement économique, la nature du rapport à l’Occident, le projet politique et l’idéologie. Depuis sa révolution islamique en 1979, l’Iran a d’abord connu une phase extrêmement difficile à cause de la guerre avec l’Irak (1980-1988) dont les Occidentaux apparaissent comme les instigateurs, de l’embargo imposé par les Etats-Unis depuis 1995 et du chantage exercé par les grandes puissances sur son industrie nucléaire depuis le début des années 1990. Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus favorable, et malgré l’adversité qu’il a dû endurer, l’Iran a réussi à se développer industriellement et à se constituer une zone d’influence dans la région moyen-orientale. Cette zone d’influence ne cesse de s’étendre et regroupe dans un même espace d’alliances le Liban (Hezbollah), l’Irak et la Syrie. A Bahreïn, la majorité chiite s’est déjà soulevée contre le régime en 2011 et il a fallu les chars saoudiens pour maintenir au pouvoir la dynastie des El Khalifa. C’est dans ce cadre général de l’extension de la zone d’influence iranienne qu’il faut appréhender le bellicisme de l’Arabie Saoudite et prendre la mesure de sa détermination à agresser le Yémen. Deux types d’Etat aussi différents, visant tous les deux à une certaine forme d’hégémonie régionale, ne peuvent pas coexister sur le long terme dans un espace aussi instable que le Moyen-Orient. D’un côté l’Arabie Saoudite est une économie rentière, totalement dépendante de ses exportations vers les marchés mondiaux et important la totalité de ses produits de consommation, sans projet de développement industriel, plaçant au mieux ses rentrées de devises sur les places financières internationales. La sécurité de cet Etat est assurée en interne par une répression féroce et en externe par les Etats-Unis pour lesquels en contrepartie il joue de manière générale le rôle de supplétif régional. Ce régime éculé, gouverné par une oligarchie clanique, est à la tête de la contre-révolution qui agite le monde arabe, finançant et armant les groupes djihadistes chargés de générer le chaos, utilisant le wahhabisme comme moyen de confessionnaliser des conflits faute de projet politique. A l’inverse, la République islamique d’Iran s’est édifiée politiquement dans l’anti-impérialisme et dans une stratégie de développement économique autocentré. La montée en puissance de cet Etat le pousse, à la fois pour assurer sa survie face à la multitude d’ennemis et pour promouvoir ses intérêts, à étendre sa zone d’influence en soutenant les mouvements insurrectionnels dont il peut se faire des alliés. Ainsi l’agression des Etats arabes coalisés contre le Yémen peut être analysée comme un moyen d’empêcher que l’axe de résistance au sionisme et à l’impérialisme ne se renforce, pour éviter un basculement du rapport de force régional au profit de l’Iran et de ses alliés. Comme dans les autres scènes de conflit au Moyen-Orient ou dans le monde arabe en général, il est possible de voir que la dimension régionale voire internationale est prédominante sur les facteurs locaux et en ce sens les peuples ne peuvent espérer récupérer une maîtrise sur leur destinée qu’en situant leur action dans une dimension qui soit d’emblée globale.