Article de Ran HaCohen du 7 Août 2006. L’auteur est enseignant de littérature comparée à l’université de Tel-Aviv. Il publie régulièrement une chronique sur Antiwar.com .
Il montre ici que les intellectuels israéliens, de droite comme de gauche, ont toujours soutenu les politiques de guerre menées par leurs dirigeants, même s’ils aiment souvent se présenter comme des partisants de la paix.
Le lecteur français pourra peut-être découvrir ici le discours habituel des israéliens, discours qui arrive chez nous en général policé et retravaillé.
Quand un poète « de gauche » commence par « Marchez sur le Liban, et marchez aussi sur Gaza, avec les charrues et le sel ; Détruisez-les jusqu’au dernier » , que doivent penser les autres, moins « pacisfistes » ?
Toute généralisation ne peut être qu’erronée, sauf celle-ci : « Les intellectuels progressistes israéliens sont contre la guerre ». Ils ont toujours été contre la guerre, et ils ont beaucoup souffert en raison de leurs opinions critiques, comme ils le soulignent non sans quelque fierté. Ils étaient contre la précédente guerre ; ils seront contre la prochaine.
Bref : ils sont contre toutes les guerres.
Toutes les guerres ? Toutes les guerres ! Sauf – exception mineure – celle qui est en cours.
Ils sont POUR toute guerre en cours – qu’ils soutiennent à tous les coups.
Parce que, vous comprenez, la guerre en cours – éh bien, comment dire. – c’ est complètement différent de toutes les autres guerres, là, voilà ! Comment osez-vous comparer ? ! La guerre en cours est toujours inévitable, elle.
Elle est toujours nécessaire. Toujours juste. Et toujours digne d’être soutenue.
Pour ceux qui se berceraient encore de l’illusion que l’élite intellectuelle israélienne serait une oasis immaculée peuplée de progressistes rationnels, modérés et amoureux de la paix, voici quelques chromos sur les gourous de la classe intellectuelle israélienne et sur leur marche patriotique actuelle, en soutien à la dévastation du Liban.
Rétropédalage, de 1984 à 1948
Le Roi Rhino Ari Shavit, journaliste à Ha’aretz, naguère militant de « La Paix maintenant » et ancien membre de l’Association pour les Droits Civiques en Israël, écrit :
« Israël est en train de mener la guerre la plus juste de toute son histoire. […] Par conséquent, quiconque aspire à ce qu’Israël se retire, à l ‘avenir, des territoires occupés jusqu’à une frontière permanente et reconnue doit se tenir aux côtés d’Israël, dans la présente guerre. Quiconque désire la paix, la stabilité et la fin de l’occupation doit soutenir Israël dans sa juste guerre. » [Ha’aretz, 18 juillet 2006].
Pour faire bref : la Guerre, c’est la Paix, et la Paix, c’est la Guerre (et Israël n’est en train de dévaster le Liban qu’à la seule fin de donner la liberté aux Libanais !) Si l’inspiration intellectuelle de Shavit sonne quelque peu littéraire (George Orwell), l’historien Yosef Gorny de l’Université de Tel Aviv aurait, quant à lui, plutôt tendance à se référer à l’Histoire, dans le cas d’ espèce. Dans un bref article intitulé « La Seconde Guerre d’Indépendance » (sic !), il écrit :
« Dans une réalité, qui est que l’Iran menace le monde libre, ce combat contre ses supplétifs au Liban est une guerre de l’Etat d’Israël pour son existence à l’avenir. A ce sujet, bien que dans des circonstances complètement différentes, la combat en vue de la création même de l’Etat, lors de la Guerre d’Indépendance, voici près de soixante ans de cela, et la guerre actuelle ont un dénominateur commun. Et c’est également en cela que réside leur commune justification : la lutte pour l’existence de notre Nation. » [Ha’aretz, 30 juillet 2006].
La formulation de Gorny est juste un peu plus pathétique que celle des autres, mais la notion recyclée à l’infini d’un Hezbollah représentant soi-disant une menace existentielle pour Israël a lavé les cerveaux d’ énormément d’Israéliens. Ainsi, par exemple, le dramaturge Yehoshua Sobol qualifie l’offensive du Hizbullah (ainsi que les tirs de missiles Qassam depuis Gaza) comme « l’annonce que nous n’avons personnellement aucun droit à exister » [Ma’ariv, 21 juillet 2006]. Aussi fou que cela paraisse, on a inculqué à des gens que le fait qu’une bonne partie d’Israël soit à la portée des missiles du Hizbullah représenterait une menace existentielle. En même temps, le fait que n’importe quel point au Moyen-Orient – et bien au-delà – soit à la portée des armes israéliennes, tant conventionnelles que nucléaires, n’est pas perçu comme représentant une menace existentielle pour qui que ce soit : après tout, Israël est un pays responsable, non ? Un pays qui, lui, ne veut qu’une seule chose : la paix. N’est-ce pas ? L’écrivain A.B. Yehoshua, « homme de paix » autoproclamé, dit les choses avec sa manière bien à lui, plus primitive : « Enfin, nous avons une guerre juste ; abstenons-nous de tordre le nez dessus, de peur qu’elle ne devienne injuste. » [Ha’aretz, 21 juillet 2006].
Tuez-les tous !
Vous avez remarqué que Yehoshua, très franc, pousse un soupir et dit « Enfin ». Il faut dire que notre vieux « peacenik » était en manque de guerre depuis si longtemps ! Le leader israélien fasciste Effi Eitam a reconnu un jour que s’il y a une chose qui l’excite, c’est bien « le spectacle d’hommes montant au front ». Pour Yehoshua, la purification est l’effet désiré. Voici deux ans de cela, il rêvait d’opérations israéliennes sanglantes à Gaza ; son rêve est désormais devenu réalité, même si les médias n’en parlent pratiquement pas, « grâce » aux événements au Liban :
« Après avoir évacué les implantations. on utiliserait la force contre toute une population, nous recourrions à la force d’une manière totale. Nous couperions l’électricité à Gaza. Nous y couperions tous les moyens de communication. Nous supprimerions les fourniture de carburant. Ce ne serait certes pas une guerre désirable ; mais ce serait, à n’en pas douter, une guerre purificatrice. » [Ha’aretz, 19 mars 2004].
Rafo Ginat, rédacteur en chef du quotidien israélien à plus fort tirage Yediot Ahronot), a des fantasmes encore plus vivides. A la une de son quotidien, il exhorte le gouvernement à « raser les villages qui abritent des terroristes du Hizbullah » et à « nettoyer au lance-flammes les terroristes du Hizbullah, ceux qui les aident, ceux qui collaborent avec lui, et ceux qui détournent les yeux, ainsi que tous ceux qui ont l’air Hizbullah. Que leurs innocents meurent, et non les nôtres ! » [Yediot Ahronot, 28 juillet 2006].
Interlude poétique
Les auteurs de chansons et les chanteurs populaires comme l’orthodoxe Amir Benayoun sont rarement des progressistes. Aussi personne ne fronce-t-il les sourcils quand ils habillent ces mêmes idées de frusques plus poétiques :
« Ceux qui me haïssent sont pressés de me kidnapper, de m’éliminer, De m’injecter du poison. Notre cruel ennemi assassine encore un autre enfant, Cet ennemi doit mourir. il doit mourir. »
L’intello israélien, toutefois, aura tendance à hausser les épaules devant ce « primitivisme oriental » caractérisé. En effet, nous autres, les progressistes, nous avons nos poètes de haute volée, aux goûts raffinés et à l’érudition époustouflante. Tel un Ilan Shenfeld, qui prétend avoir « de tout temps été de gauche » – ce qui fait qu’à l’instar de n’importe quel authentique poète, il souffre terriblement, à cause de cette guerre. « Il n’ est pas facile, pour moi, d’écrire un poème qui soutienne cette guerre, et qui exhorte à envahir le territoire souverain d’un autre pays et à le dévaster. » Mais Shenfeld a fait effort sur lui-même : il est venu à bout de cette difficulté et son poème, qui fait allusion au « poète national » Bialik, démontre, une fois de plus, que c’est toujours la douleur authentique qui produit la meilleure poésie :
« Marchez sur le Liban, et marchez aussi sur Gaza, avec les charrues et le sel ; Détruisez-les jusqu’au dernier. Transformez-leur pays en un désert aride, en une vallée empoisonnée et inhabitée. Car nous aspirions à la paix et nous la voulions, et, les premiers, nous avons détruit nos maisons, de nos propres mains [allusion au retrait de Gaza, ndt] mais c’était un cadeau vain, pour ces assassins barbus arborant des bandeaux de guerre sainte, Qui crient : « Massacrez-les, maintenant ! » et qui ne connaissent ni amour, ni paix, Ni Dieu, ni père. […] Sauvez votre peuple, et fabriquez des bombes, Faites-les pleuvoir sur les villages, les villes, les immeubles jusqu’à ce qu’ils s’écroulent ! Tuez-les, versez leur sang, terrifiez-les, de crainte qu’ils ne tentent une nouvelle fois De nous détruire ; jusqu’à ce que nous entendions, depuis les sommets des montagnes en train d’exploser, Ecrasées sous nos coups de talon, l’écho de leurs supplications et de leurs lamentations. Et vos crachats les recouvriront. Celui qui dédaigne un jour de bain de sang, Qu’il soit méprisé ! Sauvez votre peuple : faites la guerre ! » [Ynet (site ouèbe du Yediot Ahronot), 30 juillet 2006]
Amos Oz prépare des crimes de guerre
Terrible ironie du sort : le poème de Shenfeld a été publié le jour du (deuxième) massacre à Qana. Cette coïncidence a quand même réussi à embarrasser quelque peu le poète lui-même. Ce bain de sang n’aurait pas mis dans un tel embarras un propagandiste israélien beaucoup plus aguerri, tel un Amos Oz, alias l’Incarnation du camp sioniste de la « paix ». Ayant soutenu le Premier ministre Ehud Barak bien longtemps encore après qu’il eut entrepris son écrasement meurtrier de l’Intifada palestinienne, Oz s’en remet à la mémoire courte de ses lecteurs, lorsqu’il écrit, sous le titre orwellien : « Pourquoi les missiles israéliens, en réalité, apportent la paix » :
« Très souvent, par le passé, le mouvement de la paix israélien a critiqué des opérations militaires israéliennes. Pas cette fois-ci. […] Cette fois-ci, Israël n’envahit pas le Liban. Non ; Israël assure son autodéfense […]. Le mouvement pacifiste israélien doit soutenir purement et simplement cette tentative déployée par Israël pour se défendre, aussi longtemps que cette opération visera principalement le Hizbullah en épargnant, autant que faire se peut, la vie des civils libanais. » [Los Angeles Times, 19 juillet 2006].
Et ici, afin d’éviter d’être mis dans l’embarras par tout massacre de civils à venir, Oz n’oublie pas d’ajouter, à toutes fins utiles, le thème standard de propagande ci-après : « Mais cela n’est pas toujours tâche aisée, les lanceurs de missiles du Hizbullah utilisant très souvent les civils libanais en guise de sacs de sable. » L’ennemi de l’intérieur Le Hizbullah n’est pas l’unique ennemi d’Israël : les intellectuels mondialistes sont souvent la cible favorite de nos patriotes, également.
Commentant leur lettre ouverte contre la guerre, l’éminente critique littéraire israélienne Ariana Melamed met Noam Chomsky, Arundhati Roy, José Saramago, Howard Zin et Naomi Klein dans le même sac que le philosophe nazi Martin Heidegger, ni plus ni moins [Ynet, 24 juillet 2006]. Mais, bon Dieu, qu’est-ce que ces gens peuvent bien avoir en commun ? Simple : ce sont tous des intellectuels, et ils sont tous « dans l’erreur » !
Mais le pire ennemi, c’est l’ennemi de l’intérieur. Le professeur de littérature hébraïque de Jérusalem Gershon Shaked accuse ainsi « la gauche israélienne » de « désirer à ce point plaire aux Européens » qu’elle « en perd tous ses standards moraux, pour ne pas parler du minimum requis en matière de patriotisme. » De la même manière, bien qu’avec plus de détail dans l’explication, le journaliste et analyste Dan Margalit accuse « la gauche radicale » (allusion à la progressiste sioniste de gauche Shulamit Aloni) non seulement d’ « abîme moral sans aucun précédent », mais aussi « d ‘amour pour ses maîtres de Beyrouth, de Damas et de Téhéran » [Ma’ariv, 26 juillet 2006].
Des analogies pittoresques
Le professeur Oz Almog, un sociologue de Haïfa, découvre tout soudain « une similarité saisissante entre 2006 et 1933 », le président iranien étant le nouvel Adolf Hitler, le « fondamentalisme islamique » le nouveau nazisme, et tous ceux qui osent critiquer les atrocités perpétrées par Israël – la nouvelle génération des antisémites européens. [Ynet, 30 juillet 2006]. Ce genre d’analogie historique banale, est, bien entendu, monnaie courante. Par le passé, l’écrivain Yoram Kanyuk, qui ne cessait de se vanter de ses états de service en tant que pacifiste, à une époque indéterminée du millénaire passé, exprimait son soutien à Ariel Sharon qui dirigeait à l’époque le Likoud, en le comparant à Winston Churchill – durant les journées les plus sanglantes de l’Intifada, notamment au moment de l’ « Opération Boucler de Protection » [Ha’aretz, 15 mai 2002]. En toute logique, il ne reste plus à Kanyuk qu’à faire du Premier ministre actuel, Ehud Olmert, à tout le moins, un nouveau Napoléon. Que le petit plaisantin qui a soufflé : « Jules César » se dénonce !.
« En dépit des tueries de masse [auxquelles nous assistons], je soutiens cette guerre et je soutiens Olmert, qui mène une guerre importante, primordiale, et même mythique. En un bref laps de temps, il est devenu un grand commandant. » [Ynet, 23 juillet 2006].
Les Américains ayant eu besoin de justifier leur invasion de l’Irak, Kanyuk assimila Saddam Hussein à Hitler [Ha’aretz, 8 octobre 2002]. Au cours de son vol depuis la plume acérée de Kanyuk, Hitler avait réussi à se translater plusieurs milliers de kilomètres vers l’Est, à se convertir à l’Islam chiite et même à se laisser pousser la barbe – mais il n’avait néanmoins pas réussi à tromper la sagacité de notre détective littéraire physionomiste, qui amalgama la Seconde guerre mondiale et l’Armageddon dans une sorte de Troisième guerre mondiale ‘made in Israel » :
« Les Iraniens et le Hizbullah disent très précisément ce qu’ils pensent. Ils veulent nous plonger dans une crise aiguë, et ils veulent trouver un moyen de nous éliminer. Quand Hitler disait déjà la même chose, les gens riaient de ce clown. La gauche continue à se marrer. Mais il faut dire, à sa décharge, qu’à l’époque, déjà, la gauche internationale s’esclaffait. L’ Europe, avec les dix millions de musulmans qui y vivent, dont pas mal d’ extrémistes, subira le choc de plein fouet : elle ne sait pas que la nouvelle guerre mondiale a déjà commencé, à petite échelle, à Bint Jbeil. » [Ynet, 4 août 2006].
Des colombes muettes
Comme à chaque fois que se produit une atrocité, il y a les inévitables badauds : ceux qui soutiennent le mal, tout simplement en n’intervenant pas pour l’empêcher. Ou l’arrêter. Ce n’est pas là une attitude surprenante chez un romancier consensuel tel Shulamit Lapid, dont la sagesse et la modestie – qui, on le sait, sont chez lui immenses – ont produit cette perle : « Je ne veux rien dire, parce que tout est très dynamique, et ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera plus demain … Ce serait insolent, de ma part, d’exprimer une quelconque opinion sur ce sujet. » [Ha’aretz, 11 juillet 2006].
Plus décevant, toutefois, est le chanteur pop Aviv Gefen, qui est aux yeux de beaucoup d’Israélien l’incarnation du chanteur protestataire de gauche :
« Yep. Je suis un homme de paix, je suis un dissident, un pacifiste, vous savez. Mais on nous impose ni plus ni moins la guerre ; je ne vois pas comment l’éviter [.]. Je pense que l’occupation est la méthode la plus indiquée. Mais aujourd’hui, à mon avis, il convient de garder le silence quelque temps. » [Walla, 5 août 2006].
Ran HaCohen
Traduit de l’anglais par M. Charbonnier, membre de Tlaxcala (www.tlaxcala.es ) réseau de traducteurs pour la diversité liguistique.