Les nouveaux oligarques : géants économiques et nains politiques – L’Orient Le Jour – L. Kennouche et T. El Mestari
Lina Kennouche et Tayeb El Mestari, pour l’Orient le Jour (14/06/2016)
S’il y a bien une tentation parmi les grands patrons d’investir le champ politique ou de l’influencer durablement, il revient au système politique algérien de les assimiler ou de les écarter.
Le nouveau bras de fer engagé entre l’industriel Issad Rebrab, patron de CEVITAL (une multinationale aux activités industrielles diversifiées), et le clan du président Abdel Aziz Bouteflika, après le rachat du quotidien el-Khabar, a relancé la polémique sur la nature des relations entre les élites politiques algériennes et la puissance du capital. Le grief de la transaction illégale proféré par le ministère de la Communication à l’encontre du géant économique qui contrôle aussi la chaîne de télé KBC, une société de diffusion, des imprimeries et des actifs, met à nouveau au jour les rapports de force entre le pouvoir et les hommes d’affaires farouchement opposés au réseau de la présidence. Au-delà des révélations fracassantes de certains médias algériens qui privilégient une approche psychologisante ou moralisatrice de ces pratiques collusives, cette affaire illustre une nouvelle fois la relation complexe entre les grands entrepreneurs et le pouvoir politique. Désignés comme les nouveaux oligarques, ces hommes d’affaires ont mis à profit la dynamique de transformation économique (depuis 20 ans avec le plan d’ajustement structurel), pour tisser d’étroites relations avec certains dirigeants politiques. Dans le passage d’une économie étatisée à une libéralisation contrôlée, le pouvoir a progressivement conduit une stratégie de développement qui s’appuie sur ces nouveaux acteurs économiques. Pour autant, l’affaire Rebrab interroge les limites de leur rôle : la nécessité de s’inscrire dans le sillage du clan dominant reste-t-elle la condition indispensable à la maximisation des perspectives de profit sans faire ombrage au pouvoir politique ? S’il est vrai qu’en Algérie, la nature même du pouvoir entrave le processus d’autonomisation de la sphère économique, et a fortiori l’émergence de nouveaux décideurs, pour autant la représentation stéréotypée de l’homme d’affaires s’inscrivant dans un rapport de servilité à l’égard du pouvoir ne correspond pas vraiment à la réalité.
Historiquement, le rôle de l’État algérien a toujours été fondamental dans la régulation des activités économiques. Les limites de la stratégie de développement et la transition accélérée vers une libéralisation, notamment à travers la privatisation partielle des secteurs publics, a offert des opportunités de profits rapides et entraîné l’émergence d’un nouvelle classe d’entrepreneurs. En dépit d’un allègement délibéré de la législation, les entraves juridiques et administratives persistent et l’influence de l’État reste prépondérante, particulièrement perceptible dans le domaine de l’accès au crédit et au foncier. En 2009, l’adoption d’une réglementation sévère à travers la loi de finances complémentaire (LFC) illustre le poids écrasant des pouvoirs publics dans la gestion du secteur économique, et la relation de dépendance de la classe entrepreneuriale. Cette loi a consacré l’interdiction des crédits à la consommation à l’exception du crédit immobilier, l’instauration du Crédit documentaire (Crédoc) comme seul mode de paiement des importations, une politique de restriction des importations ainsi que l’obligation de recourir à un partenaire algérien majoritaire pour lancer tout nouveau projet d’investissement. Un contexte déroutant pour les entrepreneurs qui sont enclins à rechercher la proximité avec le pouvoir dans le but d’obtenir des avantages spécifiques comme l’octroi de généreux crédits bancaires et l’accaparement d’actifs publics. Cette configuration laisse libre cours à la lutte concurrentielle pour la constitution de monopoles dans des secteurs-clés de l’économie comme le commerce et le transport. Les entrepreneurs, qui ont tiré profit de la politique distributive, renforcée depuis l’accession au pouvoir de Bouteflika, et bénéficié de soutiens politiques significatifs, se sont retrouvés en situation de monopole. Le contentieux entre le puissant industriel Ali Haddad (enraciné dans le réseau Bouteflika), accusé de parasiter les initiatives de Issad Rabrab en intervenant auprès de personnages-clefs au sein de l’establishment politique, et ce dernier accusant M. Haddad d’être la figure oligarchique du système présidentiel, illustre éloquemment la dynamique conflictuelle à l’œuvre entre hommes d’affaires. Issad Rebrab ayant lui-même constitué sa fortune à la faveur de ses liens de proximité avec le clans des généraux.
Une oligarchie divisée traduit en réalité l’absence de conscience de classe et de défense d’un projet commun. Ces acteurs économiques, qui ont consolidé des liens d’affaires avec certains réseaux du pouvoir, ne sont pas uniquement dans une logique de subordination, les réduisant au rôle d’une simple marionnette à la solde d’un clan. Les groupes au sein du pouvoir ont recours à ces businessmen pour conforter leur position. Ali Haddad, qui a fait fortune dans les travaux publics, est apparu comme le principal financeur de la campagne Bouteflika et son représentant au sein du patronat. Ces personnalités sont courtisées dans le cadre du financement des campagnes électorales ou pour remplir une fonction d’intermédiaire dans les relations avec les élites politiques et économiques à l’étranger. Les relations reposent donc sur une convergence mutuelle d’intérêts. Cercles de pouvoir et d’affaires demeurent très imbriqués dès lors que la relation ne fait pas peser d’incertitude sur les intérêts du pouvoir (logique concurrentielle entre clans). Le jeu d’influence des hommes d’affaires, à distance des décisions politiques stratégiques, n’entrave pas la toute-puissance économique de l’État. L’ascension fulgurante et la déchéance du milliardaire Rafik Kahlifa, condamné à la prison à perpétuité, éclairent la nécessité pour ces oligarques de rester dans les bonnes grâces du pouvoir. S’il y a bien une tentation de la caste des grands patrons d’investir le champ politique ou de l’influencer durablement, il revient au système politique algérien de les assimiler ou de les écarter. Une évolution structurelle, dans laquelle l’État resterait confiné dans un rôle régulateur, laissant le champ économique à l’initiative des investisseurs privés, semble encore bloquée.