Une introduction au conflit israélo-palestinien Comité Action Palestine 30 décembre 2006 Histoire et colonisation 2 496 vues Article de Norman Finkelstein publié sur son site en septembre 2002. L’auteur est professeur de science politique à la City University de New York. Spécialiste du sionisme, il a publié de nombreux ouvrages dont le plus connu est « L’industrie de l’holocauste », réflexion sur l’exploitation idéologique de la souffrance des juifs (2001). S’appuyant sur une étude historique précise depuis la Déclaration Balfour de novembre 1917, Finkelstein montre que la stratégie israélienne quant au sort réservé à la population palestinienne a alterné, en fonction du contexte international, entre la « méthode du transfert » et la « méthode sud-africaine ». Appliquée de 1917 à 1967, la méthode du transfert a consisté à nettoyer le territoire palestinien de sa population autochtone pour créer un Etat juif ethniquement homogène. A partir de 1967, les dirigeants sionistes se trouvent obligés d’abandonner cette politique sous la pression de l’opinion publique mondiale et optent pour la méthode de l’apartheid . Cette stratégie a eu pour but de maintenir une majorité indigène exploitée sous le joug d’une minorité de colons. Et l’ensemble des négociations et des accords du « processus de paix » entrent dans le cadre de cette gestion de l’oppression. Enfin, depuis le début des années 2000, la résistance des palestiniens et l’acharnement de l’Etat sioniste à ne rien céder ont rendu caduque cette deuxième option. Il semble bien qu’Israël, aidé par le contexte international issu du 11 septembre 2001, se dirige vers une solution de l’emploi de la pure force couplée à la menace d’expulsion. Afin d’alléger ce texte très long, nous avons supprimé les nombreuses notes de bas de page. Le lecteur peut, le cas échéant, se rapporter à l’original anglais . SOMMAIRE 1. Le contexte 2. Première étape – « La méthode du transfert » 3. Deuxième étape : « la méthode sud-africaine » 4. Le « processus de paix » 5. Leçons tirées de l’Holocauste nazi 6. La menace d’expulsion (« transfert ») 1. Le contexte Afin de résoudre ce qu’il était convenu d’appeler « la question juive » – c’est-à-dire le défi réciproque entre la répulsion pour les Juifs, chez les Gentils (l’antisémitisme) et l’attrait des sociétés des Gentils pour les Juifs (l’assimilation) – le mouvement sioniste chercha, à la fin du dix-neuvième siècle, à créer un Etat très majoritairement, sinon totalement juif, en Palestine. Le mouvement sioniste ayant conquis un pied à terre en Palestine grâce à la publication par la Grande-Bretagne de la Déclaration Balfour, le principal obstacle qui se dressait devant la réalisation du projet sioniste était la population arabe indigène de la Palestine. En effet, à la veille de la colonisation sioniste, la Palestine, dans son écrasante majorité n’était pas juive : elle était peuplée d’Arabes, musulmans et chrétiens. D’un extrême du spectre sioniste à l’autre, il était clair, dès le début, que la population arabe indigène de la Palestine ne dirait pas « amen » à sa dépossession. « Contrairement à ce que l’on prétend souvent, le sionisme n’était pas aveugle à la présence des Arabes en Palestine », fait observer Zeev Sternhell. « Si les intellectuels et les dirigeants sionistes ignoraient le dilemme des Arabes, c’était avant tout parce qu’ils savaient parfaitement que ce problème n’avait pas de solution dans la conception sioniste des choses… En général, les uns et les autres se comprenaient très bien entre eux, ils savaient que la mise en pratique du sionisme ne pourrait se faire qu’aux dépens des Arabes palestiniens ». Moshe Shertok (par la suite : Sharett) repoussait avec mépris les « espoirs illusoires » de ceux qui parlaient d’une « compréhension mutuelle » entre « nous » et les Arabes, d’ « intérêts communs » et de « la possibilité d’une unité et d’une paix entre les deux peuples frères. » « Il n’existe pas d’exemple, dans l’Histoire », déclara Ben Gourion, en cadrant de manière lapidaire le cœur du problème, « qu’une nation ouvre les portes de son pays, non par nécessité… mais parce que la nation qui veut venir s’y installer a manifesté son désir de le faire. ». « La tragédie du sionisme », écrira Walter Laqueur dans son ouvrage historique de référence, « fut qu’il apparut sur la scène mondiale à une époque où n’existait plus aucun espace libre sur la mappemonde. » Ce n’est pas tout à fait exact. En fait, il n’était plus politiquement possible de créer de tels espaces : l’extermination avait cessé d’être une option admissible, en vue de la conquête territoriale. Fondamentalement, le mouvement sioniste n’avait de choix qu’entre deux options stratégiques, pour atteindre son but : ce que Benny Morris a appelé « la méthode Sud-Africaine » – « l’établissement d’un Etat d’apartheid, dans lequel une minorité de colons règnerait sur une importante majorité indigène exploitée » – ou la « méthode du transfert » – « vous pouviez créer un Etat juif homogène ou tout au moins, un Etat avec une écrasante majorité juive, en déplaçant, en « transférant » la totalité, ou la plupart, des Arabes, dehors » 2. Première étape – « La méthode du transfert » Dans la première étape de la conquête, le mouvement sioniste jeta son dévolu sur la « méthode du transfert ». En dépit d’un fatras rhétorique autour de la volonté de « vivre avec les Arabes dans des conditions d’unité et d’honneur mutuel, afin de transformer la patrie commune, avec eux, en une terre florissante » (douzième Congrès sioniste, 1921), les sionistes, dès le début, visèrent à les expulser. « L’idée du transfert a accompagné le mouvement sioniste dès ses tous premiers balbutiements », relève Tom Segev. « La ‘disparition’ des Arabes se trouve au cœur du rêve sioniste, et elle est aussi une condition nécessaire de son existence… A de rares exceptions près, aucun sioniste ne remettait en question la nécessité désirable d’un transfert par la force – ni son caractère moral. » L’essentiel était de ne pas rater le moment opportun. Ben Gourion, réfléchissant à l’option expulsive à la fin des années 1930, écrit : «Ce qui est inconcevable en temps normal devient concevable en des temps révolutionnaires ; si à ce moment-là l’opportunité est manquée et si ce qui est possible en ces heures décisives n’est pas mené à bien – c’est tout un monde qui est alors perdu. » L’objectif de « désapparition » de la population arabe indigène met en évidence un truisme virtuel enterré sous une montagne de littérature sioniste apologétique : ce qui aiguillonnait l’opposition des Palestiniens au sionisme n’était pas l’antisémitisme au sens d’une haine irrationnelle des Juifs, mais bien la perspective – tout ce qu’il y a de plus réelle – de se voir expulsés. « La peur de l’éviction territoriale et de la dépossession », conclut judicieusement Morris, « fut le moteur essentiel de l’opposition arabe au sionisme ». De la même manière, dans son étude magistrale du nationalisme palestinien, Yehoshua Porath suggère l’idée que le « facteur principal nourrissant » l’antisémitisme arabe « n’était pas la haine des Juifs en tant que tels, mais l’opposition à la colonisation juive de la Palestine. » Il poursuit, en avançant l’argument que bien que les Arabes eussent, dans un premier temps, établi un distinguo entre les Juifs et les sionistes, il était « inéluctable » que leur opposition à la colonisation sioniste se muât en détestation de l’ensemble des Juifs : « Au fur et à mesure que l’immigration (juive) s’intensifiait, l’identification de la communauté juive (de Palestine) au mouvement sioniste suivait le même mouvement… Les facteurs non-sionistes et antisionistes devinrent une minorité négligeable, et il fallait une sérieuse dose de sophistication pour continuer à établir le distinguo de naguère. Il était tout à fait déraisonnable d’espérer que la population arabe, dans son ensemble, et le noyau d’insurgés qui en faisait partie, continueraient à maintenir cette distinction. » Depuis ses premiers remous, à la fin du XIXème siècle, et tout au long du raz-de-marée de son insurrection, dans les années 1930, la résistance palestinienne se focalisa constamment sur les deux piliers de la conquête sioniste : les colons juifs et les colonies juives. Des écrivains apologues du sionisme, comme Anita Shapira, opposent la colonie juive, pacifique, au recours à la force. En réalité, la colonisation, c’était la quintessence de la force armée . « De l’extérieur, le sionisme était vu comme recourant à l’emploi de la force afin de réaliser des aspirations nationales », observe Yosef Gorny. « Cette force consistait avant tout en la capacité collective de reconstruire un foyer national (pour les Juifs) en Palestine. » Par l’implantation, le mouvement sioniste ambitionnait – pour reprendre les paroles de Ben Gourion – « un alliage parfait, idéal, entre la charrue et le fusil. » Plus tard, Moshé Dayan écrivit dans ses mémoires : « Nous sommes une génération de pionniers ; sans le casque de combat et le chargeur de la mitraillette, nous n’aurions pas pu planter un seul arbre ni construire une seule maison. » Le mouvement sioniste présupposait, derrière la résistance palestinienne à la colonisation juive, un antisémitisme générique (et génétique), des colons juifs « étant assassinés », déclara sans ambages Ben Gourion, « pour la seule raison qu’ils étaient juifs » – manière pour lui de cacher au monde extérieur et aussi, de se cacher à lui-même, les récriminations logiques et légitimes de la population palestinienne indigène. Dans le bain de sang qui en résulta, les parents et amis martyrs du sionisme allaient, comme c’est le cas aujourd’hui pour les parents et amis des martyrs palestiniens, revêtir de lustre et de fierté ces sacrifices patriotiques. « Je suis très fier », déclarait avec emphase le père d’une victime juive, « d’avoir été le témoin vivant d’un tel Evénement historique. » Il convient de relever ici, afin d’éclairer la suite de notre propos, que, depuis la période entre les deux guerres mondiales, jusqu’aux premières années d’après-guerre, l’opinion publique occidentale n’était pas autrement opposée au transfert de population, comme expédient (bien qu’extrême) pour résoudre des conflits ethniques. Les socialistes français et la presse juive européenne manifestèrent leur soutien à l’idée du transfert des Juifs à Madagascar, pour résoudre le « problème juif » en Pologne, au milieu des années 1930. Le principal transfert forcé de population, avant la Seconde guerre mondiale, fut mis en œuvre entre la Turquie et la Grèce. Décidé par le Traité de Lausanne (1923) et approuvé et supervisé par la Ligue des Nations, ce déplacement brutal de plus d’un million et demi de personnes finit par être considéré par la majorité des responsables officiels en Europe comme un précédent prometteur. Les Britanniques citèrent ce précédent heureux, à la fin des années 1930, comme le Modèle à suivre afin de résoudre le conflit en Palestine. Vladimir Jabotinsky, dirigeant sioniste de droite, encouragé par les expérimentations démographiques des Nazis dans les territoires conquis (environ un million et demi de Polonais et de Juifs avaient été expulsés et avaient été remplacés par des centaines de milliers d’Allemands venus habiter à leur place), s’exclama : « Le monde s’est habitué à l’idée de migrations massives, et on dirait presque qu’il aime ça. Hitler – aussi odieux soit-il, à nos yeux – a donné à cette idée une bonne réputation dans le monde entier. » Durant la guerre, l’Union soviétique (de Staline) mena elle aussi à bien des déportations sanglantes de minorités récalcitrantes, tels les Allemands de la Volga, les Tchétchéno-Ingouches et les Tatars. Les sionistes travaillistes excipèrent des « expériences positives » qu’avaient été à leurs yeux les expulsions gréco-turques et soviétiques, afin de justifier l’idée du transfert des Palestiniens. Rappelant le « succès » (appréciation signée Churchill) du transfert forcé et de l’échange de population gréco-turc, les Alliés autorisèrent, à la conférence de Postdam (1945), l’expulsion de quelque 13 millions d’Allemands d’Europe centrale et orientale (près de deux millions de civils périrent au cours de cet horrible déracinement). Il ne fut pas jusqu’au parti Travailliste britannique (de gauche), qui ne prétendît, dans sa plate-forme programmatique pour l’année 1944, que « les Arabes devaient être encouragés à se tirer » de Palestine, comme le fit lui-même le philosophe humaniste Bertrand Russell, afin de laisser la place à la colonisation sioniste. En effet, dans l’Occident – cet Occident « éclairé » – nombreux furent ceux qui en vinrent à considérer que le déplacement de la population arabe indigène de Palestine était une conséquence inévitable du progrès de la Civilisation. L’identification des Américains au projet sioniste fut des plus aisées, étant donné que « l’ordre social du Yishuv [= la communauté juive en Palestine] était édifié sur l’éthique de la « société de la frontière », dans laquelle la colonie-implantation de pionniers fournissait l’exemple édifiant à suivre ». Afin d’expliciter l’ « ignorance quasi totale du sort des Arabes » par les Américains, un parlementaire travailliste britannique éminent, Richard Crossman, expliqua, au milieu des années 1940 : « Après tout, le sionisme n’est que la tentative des Juifs européens de bâtir leur vie nationale sur le sol de Palestine, d’une manière tout à fait comparable à celle dont les pionniers américains ont développé l’Ouest (Far West). Ainsi, les Américains vont-ils accorder aux colons juifs en Palestine le bénéfice du doute, et considérer les Arabes comme des aborigènes qui doivent s’incliner devant la marche du progrès. » Opposant les Arabes « débraillés » aux colons juifs intrépides qui avaient « mis en branle des forces révolutionnaires au Moyen-Orient », Crossman lui-même professa son soutien au sionisme au nom du « progrès social ». Le candidat libéral de gauche aux élections présidentielles américaines, en 1948, Henry Wallace, compara la guerre de conquête des sionistes en Palestine à « la lutte menée par les colonies américaines, en 1776. De la même manière que les Anglais avaient ameuté les Iroquois, à l’époque des guerres américaines, dans leur guerre contre les pionniers (républicains américains), ils excitent aujourd’hui les Arabes (contre les sionistes « progressistes ») » En 1948, le mouvement sioniste tira profit des « circonstances révolutionnaires » offertes par la première guerre israélo-arabe – d’une façon très comparable aux Serbes profitant des bombardements de l’Otan pour procéder au nettoyage ethnique au Kosovo* – pour expulser plus de 80 % de la population indigène (750 000 Palestiniens), et du même coup atteindre son objectif, en l’occurrence un Etat presque entièrement peuplé de Juifs, même si cet état ne s’étendait pas encore – provisoirement – sur la totalité de la Palestine. Berl Katznelson, connu pour être la « conscience » du sionisme travailliste, n’en démordait pas : il continuait à affirmer que « jamais auparavant une entreprise coloniale n’a(vait) été à ce point caractérisée par la justice et l’honnêteté à l’égard d’autrui que l’œuvre que nous av(i)ons accomplie, ici, en Eretz Israel. » Dans son épopée consacrée à la dépossession de la population indigène américaine par les colons – The Winning of the West – Theodore Roosevelt, de la même manière, concluait qu’ « aucune autre Nation conquérante n’a jamais traité les sauvage propriétaires du sol avec une telle générosité que l’ont fait les Etats-Unis ». Les récipiendaires de cette bienfaisance auraient vraisemblablement une version bien différente de l’histoire à nous raconter… 3. Deuxième étape : « la méthode sud-africaine » La principale crainte des Arabes (et des Britanniques), avant et après la guerre de 1948, était que le mouvement sioniste n’utilise l’Etat juif taillé dans la Palestine comme tremplin pour leur expansion ultérieure. En réalité, les sionistes suivaient depuis bien longtemps une stratégie « par étapes » consistant à conquérir la Palestine par appartements – stratégie qu’ils allaient plus tard vilipender les Palestiniens de suivre. « La vision sioniste ne saurait être accomplie en un seul coup », rapporte le biographe officiel de Ben Gourion , « et singulièrement pas la transformation de la Palestine en un Etat juif. L’approche par étapes, dictée par des circonstances qui n’étaient en rien favorables, requérait la fixation d’objectifs qui eussent l’apparence de concessions ». Le mouvement sioniste accepta les propositions britanniques et américaines de partage de la Palestine, mais seulement « comme une étape sur la voie d’une implantation sioniste beaucoup plus étendue » (Ben Gourion). Le principal regret des sionistes, à la suite de la guerre de 1948, fut d’avoir échoué à conquérir l’ensemble de la Palestine. Plus tard, en 1967, Israël exploiterait les « temps révolutionnaires » de la guerre de Juin afin de parachever le travail. Sir Martin Gilbert, dans sa brillante Histoire d’Israël, affirmait que les dirigeants sionistes avaient toujours considéré, dès le début, que les territoires conquis représentaient une « charge indésirable qui pèserait lourdement sur les épaules d’Israël. » Dans une nouvelle étude, unanimement reconnue, « Six Days of War « , (Six Jours de Guerre), Michael Oren suggère l’idée que l’occupation du Sinaï, des hauteurs du Golan, de la Cisjordanie et de Gaza « résulta dans une très large mesure du facteur chance », « des hasards et de l’impétuosité de la guerre. » A la lumière des impératifs permanents du mouvement sioniste en matière territoriale, Sternhell observe quant à lui, plus sobrement : « Le rôle de l’occupant, qu’Israël dut commencer à assumer quelques mois seulement après sa victoire éclair remportée en juin 1967, n’était pas le résultat de quelque erreur de calcul commise par les dirigeants de l’époque, ni de la conjonction de circonstances fortuites. Non : il s’agissait bien d’un pas supplémentaire vers la réalisation des ambitions supérieures du sionisme. » Israël fut confronté, après l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, au même dilemme qu’à l’aube du mouvement sioniste : il voulait les territoires – pas leurs habitants. L’expulsion, toutefois, n’était plus envisageable. Après les expériences brutales du nazisme, accompagnées de la mise en application et de la planification d’une véritable ingénierie démographique, l’opinion publique mondiale avait cessé d’accorder une quelconque forme de légitimité aux transferts de population. La Quatrième Convention de Genève, texte fondamental ratifiée en 1949, « prohibait (pour la première fois) d’une manière non équivoque la déportation » de civils soumis à une occupation militaire (articles 49,147). Il en découle qu’Israël opta, après la guerre de juin 1967, pour la mise en application de la seconde des deux options évoquées plus haut – l’apartheid. Ce choix allait s’avérer la principale pierre d’achoppement sur la voie d’un règlement diplomatique du conflit israélo-palestinien. 4. Le « processus de paix » Immédiatement après la guerre de juin 1967, l’ONU délibéra des modalités permettant de réaliser une paix juste et durable. Un très large consensus, tant à l’Assemblée générale qu’au Conseil de Sécurité, appelait au retrait d’Israël des territoires arabes occupés par ce pays au cours de la guerre. La Résolution 242 du Conseil de Sécurité rappela, dans son préambule, le principe fondamental du droit international suivant : « … mettant l’accent sur l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force armée. ». En même temps, la Résolution 242 appelait les Etats arabes à reconnaître le droit d’Israël « à vivre en paix, à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, à l’abri des menaces et des agressions armées. » Afin de satisfaire aux aspirations nationales des Palestiniens, le consensus international finit par prévoir la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, après le retrait d’Israël à l’intérieur de ses frontières antérieures à juin 1967. (La 242, quant à elle, se contentait de mentionner indirectement les Palestiniens, en appelant à « la recherche (et l’obtention) d’une solution équitable au problème des réfugiés. ») Bien que le ministre de la Défense Moshe Dayan reconnût en privé que la 242 exigeait son retrait total, Israël maintenait sa position officielle, selon laquelle cette résolution autorisait des « révisions territoriales ». Le refus israélien, en février 1971, de se retirer complètement du Sinaï, en échange de l’offre égyptienne d’un accord de paix, conduisit directement à la guerre d’Octobre 1973. Les paramètres fondamentaux de la politique israélienne relative aux territoires palestiniens avaient été exposés dès la fin des années 1960 dans la proposition d’Yigal Allon, un membre éminent du parti Travailliste, membre du Cabinet. Le « plan Allon » préconisait l’annexion à Israël d’une partie de la Cisjordanie pouvant aller jusqu’à la moitié, tandis que les Palestiniens se verraient confinés dans l’autre moitié, divisés entre deux cantons non reliés entre eux, au nord et au sud. Sasson Sofer aime à relever, généralement, l’ « ambiguïté fertile » de la diplomatie israélienne – on pourrait parler plus justement de « cynisme créatif » – consistant à « mettre en exergue le caractère sui generis de la question juive afin d’asseoir la légitimité (de l’Etat juif, ndt), puis à mettre l’accent sur la normalité de l’existence souveraine d’Israël en tant qu’Etat, auquel devraient être accordés tous les droits et privilèges reconnus par la communauté internationale à toute entité nationale. » Dans le cas d’espèce, Israël demandait, à l’instar de tous les Etats souverains, l’entière reconnaissance – parfois aussi qualifiée de ‘droit’ – à la conquête territoriale, au nom de la souffrance des Juifs – sans équivalent historique – et en dérogation à la loi internationale. Comme nous le montrons par ailleurs, l’invocation de l’holocauste nazi joua un rôle crucial dans ce petit jeu diplomatique. Au début, les Etats-Unis soutinrent l’interprétation consensuelle de la Résolution 242, en ne fermant les yeux que sur des ajustements « mineurs » et « mutuellement consentis » de la frontière – non reconnue – entre Israël et la Cisjordanie sous souveraineté jordanienne. Au cours d’échanges privés, très vifs, avec les Israéliens, durant des efforts de médiation sponsorisés par l’ONU et menés par Gunnar Jarring, en 1968, les officiels Américains ne démordirent pas de leur position, selon laquelle « les termes [frontières] ‘reconnues et sûres’ signifiaient qu’il y avait possibilité d’ « arrangements de sécurité » et d’une « reconnaissance » des nouvelles lignes de front comme frontières internationales » et que ces termes « ne signifiaient en aucune manière qu’Israël pourrait étendre son territoire afin d’y englober la Cisjordanie et Suez, (même) s’il jugeait cette extension indispensable à sa sécurité » et, aussi, qu’ « il n’y aurait jamais de paix aussi longtemps qu’Israël tenterait de s’arroger des superficies importantes des territoires occupés. » En le désignant explicitement par son nom, les Américains déplorèrent le fait que le Plan Allon, même dans sa version la plus minimaliste, « n’apportait aucune ouverture » et était « inacceptable, dans son principe même. » La politique américaine, toutefois, effectuant un virage crucial (sous l’administration Nixon-Kissinger) se réaligna sur celle d’Israël. Exceptés Israël et les Etats-Unis (et, à l’occasion, tel ou tel Etat client de ceux-ci), la communauté internationale a soutenu, sans défaillir, tout au long du quart de siècle écoulé, la solution « à deux Etats » : retrait total d’Israël des Territoires occupés ; reconnaissance totale de l’Etat d’Israël par les pays arabes ainsi que création d’un Etat palestinien à côté d’Israël. Les Etats-Unis furent le seul pays à opposer leur veto aux résolutions du Conseil de Sécurité adoptées en janvier 1976, puis en avril 1980, confirmant la préconisation de la solution à deux Etats avalisée par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et les pays arabes voisins. Une résolution de l’Assemblée générale, en décembre 1989, sur les mêmes positions, fut adoptée à 151/3 voix (pas d’abstention) : les trois votes négatifs ayant été ceux : d’Israël ; des Etats-Unis et de Saint Domingue. Lorsqu’on prend conscience ce lourd passif de mépris (américano-israélien) total pour l’opinion internationale, il n’est nullement surprenant qu’Israël ait posé sans ambages comme condition préalable à toute négociation que les Palestiniens « abandonnassent leur exigence traditionnelle » d’un « arbitrage international » ou d’un « mécanisme du Conseil de Sécurité. » Le principal obstacle empêchant l’annexion totale des territoires occupés, c’était l’OLP. Mais, celle-ci ayant adopté la solution à deux Etats au milieu des années 1970, il n’était plus possible de l’écarter en l’accusant de n’être qu’une organisation terroriste vouée à la destruction d’Israël. Et en effet, des pressions croissantes s’exercèrent sur Israël, l’exhortant à rechercher un agrément avec l’ « approche du compromis » adoptée par l’OLP. En conséquence de quoi, Israël envahit le Liban, où les dirigeants palestiniens avaient leurs quartiers généraux, afin de tuer dans l’oeuf ce que le spécialiste ès stratégie Avner Yaniv a pu qualifier de manière lapidaire d’ « offensive de paix » ( !) de l’OLP. En décembre 1987, frustrés par l’impasse diplomatique causée par l’obstructionnisme américano-israélien (à l’ONU), les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza se soulevèrent contre l’occupation : il s’agissait d’une insurrection civile et non-violente – l’Intifada. La répression brutale d’Israël (à laquelle s’ajoutèrent les effets désastreux de la direction inepte et corrompue de l’OLP) finit par aboutir à la défaite du soulèvement. Du fait de l’implosion de l’Union soviétique, de la destruction de l’Irak et de la suspension des financements des pays arabes du Golfe, les Palestiniens connurent un revers de fortune supplémentaire. Les Etats-Unis et Israël saisirent cette opportunité afin de recruter au sein de la direction palestinienne déjà vénale et désormais aux abois – « à la veille de la banqueroute » et « dans une situation extrêmement affaiblie », dira Uri Savir, chef négociateur à Oslo – les supplétifs palestiniens du pouvoir israélien. Telle est la signification des accords d’Oslo signés en septembre 1993 : il s’agissait de créer un bantoustan palestinien en faisant miroiter à Arafat et à la direction de l’OLP les prérogatives et les privilèges du pouvoir, d’une manière très semblable à celle dont avaient usé les Britanniques afin de prendre le contrôle de la Palestine durant les années du Mandat, en utilisant le Mufti de Jérusalem, Amin al-Husayni, et le Conseil Musulman Suprême (aux mêmes fins). Après Oslo, « l’occupation continua », écrit un observateur israélien «ayant de la bouteille », Meron Benvenisti, qui poursuit : « même si c’était avec une télécommande, désormais, et avec le consentement du peuple palestinien, représenté par son « unique représentant » – l’OLP. » Benvenisti poursuit : « Il va sans dire que cette ‘coopération’ basée sur le statu quo du rapport des forces respectives n’était pas autre chose que la continuation – – déguisée – de la domination israélienne et que l’autonomie palestinienne n’était qu’un euphémisme politiquement correct pour désigner la bantoustanisation. » Le « test », pour Arafat et l’OLP, d’après Savir, était de savoir s’ils « utiliseraient leur pouvoir tout neuf afin de démanteler le Hamas et d’autres groupes violents oppositionnels » qui osaient continuer à contester l’apartheid israélien. La politique israélienne de colonisation des Territoires Occupés au cours de la décennie écoulée révèle le contenu réel du « processus de paix » mis en œuvre à Oslo. Les détails sont donnés dans une étude exhaustive réalisée par B’Tselem (Centre Israélien d’Information sur les Droits de l’Homme dans les Territoires Occupés), intitulée : « L’accaparement des terres« . En raison, en tout premier lieu, de subventions très importantes accordées par le gouvernement israélien, la population des colons juifs est passée de 250 000 à 380 000 au cours des années ‘d’Oslo’, l’activité de colonisation connaissant un rythme plus soutenu sous le mandat du Travailliste Ehud Barak que sous celui de Benjamin Netanyahu, du Likoud. Illégales au regard du droit international, car construites sur des territoires illégalement saisis à des Palestiniens, ces colonies recouvrent aujourd’hui près de la moitié de la superficie de la Cisjordanie. Elles ont été annexées à Israël sous de multiples prétextes (la loi israélienne s’applique non seulement aux Israéliens, mais également aux Juifs non-Israéliens résidant dans les colonies) et interdites aux Palestiniens non munis d’une autorisation spéciale. En fragmentant la Cisjordanie en enclaves disjointes et non viables, les colonies ont empêché tout développement significatif de l’économie palestinienne. Dans certaines parties de la Cisjordanie et de Jérusalem Est, les seuls terrains constructibles sont sous juridiction israélienne, tandis que la consommation d’eau des 5 000 colons de la vallée du Jourdain équivaut à 75 % de la consommation totale des deux millions d’habitants palestiniens de la Cisjordanie. Pas une seule colonie n’a été démantelée durant les années ‘Oslo’, tandis que le nombre de nouvelles unités d’habitation, dans les colonies, croissait de plus de 50 % (sans tenir compte de Jérusalem Est) ; là encore, la plus importante floraison de constructions nouvelles ne s’est pas produite du temps du gouvernement Netanyahu, mais bien durant celui de Barak, précisément en 2000 – exactement à l’époque où Barak prétendait « ne pas avoir laissé une seule pierre sans la retourner » tant était intensive sa quête de la paix ! « Dans les territoires occupés, Israël a instauré un régime de séparation (apartheid) fondé sur la discrimination, en appliquant deux système juridiques différents dans une même zone territoriale et en faisant dépendre les droits des individus de leur nationalité », conclut l’étude de B’Tselem. « Ce régime est unique en son genre, dans le monde entier, et il rappelle les régimes détestables aujourd’hui disparus, tel le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud. » Durant les dix-huit premiers mois du gouvernement Sharon, au total 44 colonies nouvelles – fustigées par la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU comme « des provocations destinées à mettre le feu aux poudres » – ont été construites. Tandis que les colonies se multiplient, Israël cantonne les Palestiniens de Cisjordanie dans huit parcelles de territoire, entourées chacune de fil de fer barbelé, un permis spécial étant requis pour tout déplacement ou pour toute activité commerciale entre elles (les camions doivent décharger leur marchandise à la ‘frontière’ et la marchandise doit être rechargée sur d’autres camions, de l’autre côté, dans un système dit « back-to-back » (litt. : ‘dos à dos’). Il en résulte une aggravation supplémentaire de la situation d’une économie palestinienne dans laquelle le chômage atteint désormais plus de 70 % dans certaines régions, où la moitié de la population vit au-dessous d’un seul de pauvreté fixé à 2 dollars/jour/personne, et où un enfant de moins de cinq ans, sur cinq, souffre de malnutrition, largement causée – d’après un rapport de l’organisme américain USAID – par les entraves mises aux transports. « Ce qui est vraiment terrible », déplorait un journaliste de Ha’Aretz, « c’est la manière complètement blasée avec laquelle les mass media ont traité ces informations… Où est l’indignation de l’opinion publique devant cette tentative de saucissonner les territoires et d’imposer des laissez-passer… et d’humilier et harceler une population qui a les plus grandes difficultés pour gagner de quoi vivre et mener une existence normale ? » Après sept années, cahin-caha, de négociations, après une succession de nouveaux accords intérimaires qui s’arrangèrent de manière à piquer aux Palestiniens les quelques miettes tombées de la table du maître de maison, à Oslo, le moment de vérité arriva, à Camp David, en juillet 2000. Le président américain William (Bill) Clinton et le Premier ministre israélien Barak présentèrent à Arafat un ultimatum lui donnant le ‘choix’ entre accepter de manière formelle le Bantoustan qui lui était offert ou, à défaut, assumer l’entière responsabilité de l’effondrement du « processus de paix ». Arafat, toutefois, refusa de déroger au consensus international sur les moyens de régler le conflit. D’après Robert Malley, un négociateur clé, américain, à Camp David, Arafat persista à en tenir pour un « Etat palestinien édifié dans le cadre des frontières (internationales) du 4 juin 1967, vivant à côté d’Israël », tout en « acceptant l’idée qu’Israël annexât des parties du territoire cisjordanien pour arranger les colonies, bien qu’il insistât sur un échange de territoires fifty-fifty (de territoires ‘de superficie et de valeur identiques’ – ce qui revient exactement aux ajustements frontaliers ‘mineurs’ et ‘mutuels’ de la position originelle des Etats-Unis sur la résolution 242. Le récit fait par Malley de la proposition palestinienne à Camp David – une offre qui fut immédiatement repoussée par Israël, mais rarement décrite – mérite d’être citée in extenso : « un Etat d’Israël incorporant certains territoires conquis en 1967 et comportant une grande majorité de (ses) colons établis sur ces territoires ; la plus grande Jérusalem juive de toute l’Histoire ; la préservation de l’équilibre démographique israélien entre Juifs et Arabes ; la sécurité, garantie par une présence internationale sous la supervision des Etats-Unis. » En face, contrairement au mythe inventé par Barak-Clinton, ainsi que par des médias plus que complaisants, « Barak offrit des apparences de souveraineté palestinienne », observa un conseiller spécial du Foreign Office (Affaires Etrangères britanniques), « tout en perpétuant l’asservissement des Palestiniens ». Bien qu’existent plusieurs versions de la proposition Barak, sensiblement différentes entre elles, tous les observateurs au courant sont unanimes à dire qu’elles auraient abouti à ce que « les territoires annexés par Israël seraient allés très loin à l’intérieur du territoire de l’Etat palestinien » (Malley), divisant la Cisjordanie entre plusieurs enclaves discontinues, de plus, cette proposition offrait des échanges de territoires palestiniens contre des territoires israéliens qui n’étaient ni de la même étendue, ni d’une valeur équivalente. A cet égard, il est intéressant de se pencher sur la réaction d’Israël au plan de paix proposé par les Saoudiens en mars 2002. Le Prince régnant Abdullah a proposé – et l’ensemble des vingt et un autres membres de la Ligue des Etats arabes ont approuvé – un plan qui offrait des concessions qui allaient, en réalité, au-delà du consensus international. En échange d’un retrait total d’Israël des Territoires, ce plan offrait non seulement une reconnaissance sans réserve d’Israël, mais des « relations normales » avec lui, il appelait non pas au « droit au retour » des réfugiés palestiniens, mais bien plutôt à une « solution équitable » du problème des réfugiés. Un commentateur de Ha’Aretz nota que le plan saoudien « ressemblait de façon frappante à ce que Barak prétendait avoir proposé deux ans auparavant», à Camp David. Israël se serait-il engagé à un retrait total en échange d’une normalisation de ses relations avec le monde arabe, que le plan saoudien, avalisé à l’unanimité par le sommet de la Ligue arabe (à Beyrouth) aurait été accueilli dans l’euphorie. En fait, après un temps éphémère d’évitement et de silence, ce plan fut rapidement déposé dans le ‘trou à mémoire’ d’Orwell. Néanmoins, le faux de Barak et Clinton, selon lequel les Palestiniens auraient rejeté, à Camp David, l’offre la plus généreuse possible jamais faite par Israël offrit une couverture morale décisive pour les horreurs qui allaient s’ensuivre. 5. Leçons tirées de l’Holocauste nazi En septembre 2000, les Palestiniens s’embarquèrent pour une deuxième Intifada contre la domination israélienne. Dans le « raisonnement gondolé » des Israéliens, à la suite d’Oslo, écrivit la journaliste Amira Hass, du quotidien Ha’Aretz, immédiatement après la résurgence de la résistance, « les Palestiniens étaient supposés enclins à accepter une situation de coexistence dans laquelle ils étaient sur un pied d’inégalité vis-à-vis des Israéliens et dans laquelle ils étaient catalogués comme des personnes ayant droit à moins, à beaucoup moins, que les Juifs ». Toutefois, à la fin des fins, les Palestiniens ne voulaient pas admettre cet arrangement bancal. La nouvelle Intifada… est une ultime tentative de placer un miroir devant la figure des Israéliens et de leur dire : « Regardez-vous une bonne fois, et voyez à quel point vous êtes devenus racistes. » Pendant ce temps, Israël, dont la politique de la carotte initialisée à Camp David venait d’échouer, tendit le bras pour s’emparer du gros bâton. Deux conditions devaient être remplies, toutefois, avant qu’Israël pût étaler son écrasante supériorité militaire : le « feu vert » des Etats-Unis et un prétexte suffisant. Déjà, durant l’été 2001, le Jane’s Information Group, service de renseignements faisant autorité, avait fait état de l’achèvement par Israël de la mise au point d’une invasion massive et sanglante des Territoires Occupés. Mais les Etats-Unis objectèrent à sa mise en œuvre, et l’Europe manifesta son opposition totale. Après les attentats du onze septembre (2001, aux Etats-Unis), toutefois, les Etats-Unis franchirent le pas. Le but de Sharon – écraser les Palestiniens – collait exactement à l’objectif de l’administration américaine – exploiter l’atrocité du World Trade Center afin d’éliminer les dernières poches de résistance arabe à une domination totale des Etats-Unis – ou, pour reprendre la formulation lapidaire de Robert Fisk, « afin de ramener les Arabes sous notre strict contrôle, de nous assurer de leur loyauté. » Grâce à un extraordinaire déploiement de volonté et en dépit d’une direction à la corruption babylonienne, les Palestiniens ont prouvé qu’ils étaient la force populaire la plus résiliente et la plus récalcitrante et tenace dans le monde arabe. Les mettre à genoux nécessiterait désormais d’infliger un traumatisme psychologique dévastateur à l’ensemble de la région moyen-orientale. Ayant reçu le feu vert des Etats-Unis, tout ce dont Israël avait désormais besoin, c’était du prétexte pour déchaîner sa répression. De manière prévisible, il procéda à l’escalade dans les assassinats de dirigeants palestiniens, à chaque accalmie dans les attentats terroristes (afin de relancer le cycle infernal, ndt). « En dépit de destructions de maisons à Rafah et à Jérusalem, les Palestiniens continuèrent à pratiquer une certaine retenue », observe Shulamit Aloni, du parti israélien (de gauche) Meretz. « Sharon et son ministre des armées, craignant apparemment d’être contraints de retourner à la table des négociations, décidèrent de faire quelque chose : ils liquidèrent Ra’ed Karmi. Ils savaient pertinemment qu’il y aurait une riposte, et que nous allions devoir payer le prix de cette « élimination » avec le sang de nos concitoyens. » Effectivement, il est hélas tout à fait authentique qu’Israël a recherché cette riposte terriblement sanglante. Une fois que les attentats terroristes eurent franchi le seuil déterminé à l’avance – et ardemment désiré – Sharon put déclarer la guerre et commencer à annihiler la population civile palestinienne, totalement sans défense. Seuls les aveugles volontaires peuvent ne pas remarquer que l’invasion par Israël de la Cisjordanie, en mars-avril 2002 (« Opération Bouclier Défensif ») était la répétition, dans une très large mesure, de l’invasion du Liban de 1982. Afin d’écraser l’objectif des Palestiniens (un Etat indépendant vivant à côté d’Israël – vous savez, l’ « offensive de paix » de l’OLP…), Israël avait entrepris de planifier, dès septembre 1981, l’invasion du Liban. Pour lancer cette invasion, toutefois, Israël avait besoin du feu vert de Washington, et d’un prétexte. A son grand dam et en dépit de multiples provocations, Israël était incapable de provoquer une attaque palestinienne à sa frontière Nord. Qu’à cela ne tienne : Israël procéda à l’escalade dans ses raids aériens contre le Sud Liban et après un bombardement particulièrement meurtrier, qui fit deux cent morts, tous des civils – dont soixante petits malades d’un hôpital pédiatrique – l’OLP finit par répliquer, tuant un Israélien. Ayant désormais son prétexte en main, et le feu étant passé au vert du côté de l’administration Reagan, Israël procéda : il envahit… Utilisant le sempiternel slogan « éradiquer la terreur », Israël procéda au massacre d’une population civile sans défense, tuant quelque 20 000 Palestiniens et Libanais entre juin et septembre 1982 – presque tous, des civils. On peut noter, à titre de comparaison que, au mois de mai 2002, le chiffre israélien officiel des « Juifs qui ont donné leur vie pour la création et la sécurité de l’Etat Juif » – c’est-à-dire, le nombre total des Juifs qui ont péri (la plupart d’entre eux) en temps de guerre, au combat, ou dans les attentats terroristes depuis l’aube du mouvement sioniste, c’est-à-dire, voici cent vingt ans de cela, jusqu’à ce jour – s’établit à 21 182 personnes. [Même nombre de victimes en quatre mois (côté arabe… au Liban seulement, et seulement en 1982) et en cent vingt ans (côté israélien)…] Afin de mieux réprimer la résistance palestinienne, un officier supérieur israélien exhorta, au début de l’année 2002, l’armée à «analyser… la manière dont l’armée allemande avait investi le ghetto de Varsovie, et à en tirer les leçons » ! A en juger au carnage provoqué par l’armée israélienne en Cisjordanie, le summum étant atteint avec l’opération Bouclier de Protection – avec la prise pour cible d’ambulances palestiniennes et de personnel soignant, de journalistes, l’assassinat d’enfants palestiniens « pour se distraire » (Chris Hedges, ancien directeur du bureau du New York Times au Caire), les rafles, les mains menottées et les bandeaux sur les yeux de tous les Palestiniens (de sexe masculin) entre 15 et 50 ans), l’inscription de numéros sur leur poignet, les tortures infligées de manière arbitraire aux Palestiniens arrêtés, les privations de nourriture, d’eau, d’électricité et de soins médicaux aux civils palestiniens, les attaques aériennes contre les quartiers d’habitation palestiniens, l’utilisation de Palestiniens comme boucliers humains, la démolition au bulldozer de maisons palestiniennes, parfois sur leurs habitants qui s’y étaient mis à l’abri – il est évident que l’armée a suivi les conseils de cet officier supérieur. Lorsque l’opération, soutenue par rien moins que 90 % des Israéliens, fut enfin terminée, 500 Palestiniens avaient été tués et 1 500, blessés. Une enquête de Human Rights Watch (Observatoire des Droits de l’Homme) sur l’attaque israélienne du camp de réfugiés de Jénine, en avril 2002, a constaté que « l’armée israélienne a commis des violations graves du droit humanitaire, dont certaines s’apparentent à première vue à des crimes de guerre ». Quelque 4 000 Palestiniens, soit plus du quart de la population du camp, sont devenus sans domicile à cause de « destructions qui allaient bien au-delà de toute ‘justification’ technique sur les nécessités de creuser un accès jusqu’aux combattants – destructions totalement disproportionnées par rapport aux objectifs militaires recherchés. » Parmi les atrocités israéliennes caractérisées, relevées par Human Rights Watch, celles-ci : « un paralytique âgé de 37 ans a été tué lorsque l’armée israélienne a détruit sa maison au bulldozer (tandis qu’il était chez lui), après avoir refusé à des membres de sa famille de leur laisser le temps de le sortir de la maison » ; « un homme de 57 ans, handicapé, condamné au fauteuil roulant… a été ‘abattu’ et un char a écrasé son cadavre, sur une route importante, en dehors du camp… Bien qu’il y eût un drapeau blanc attaché à son fauteuil roulant » ; « des soldats israéliens ont forcé une femme palestinienne, âgée de 65 ans, à rester exposée, sur la terrasse de sa maison, en face d’une position de ‘Tsahal’, au beau milieu d’un combat où étaient engagés des hélicoptères ». Un chercheur chevronné de Human Rights Watch relève, de plus, que ce qui s’est passé à Jénine « ne différait sensiblement pas de l’ensemble des attaques » opérées durant l’opération ‘Bouclier de Défense’, dont les villes de Naplouse et de Ramallah ont souffert plus encore que toutes les autres villes palestiniennes. Une chose est sûre : Ehud Barak a désapprouvé l’Opération Bouclier de Protection. Mais pour morigéner Sharon, qui aurait dû agir, déclara Barak, « beaucoup plus fortement ». En même temps, en rejetant toute critique d’Israël au prétexte que toute critique ne saurait être que dictée uniquement par l’antisémitisme, le Président Directeur Général de Holocaust Industry & Co, Elie Wiesel, affirmait bruyamment son soutien inconditionnel à Israël – « Israël n’a jamais rien fait d’autre que réagir… Tout ce qu’Israël a fait, Israël devait le faire… Je ne pense pas qu’Israël soit en train de violer la charte des Droits de l’Homme… La guerre, que voulez-vous, a ses règles propres, bien à elle… » – soulignant, inlassablement, « la grande douleur et l’anxiété » subies par les soldats israéliens n’accomplissant que « leur strict devoir ». En se vantant de manière insupportablement cynique « de (‘leur’) avoir laissé (en souvenir) un stade de foot» (en détruisant tout le centre du camp de Jénine), l’un des pauvres soldats éprouvés, selon Wiesel, chargé de manœuvrer au bulldozer à Jénine, racontera plus tard, à la presse : « Je voulais tout détruire. Tout. J’ai supplié les officiers… de me laisser tout bousiller, de fond en comble. De tout araser, de tout niveler… Trois jours durant, je n’ai fait que détruire, détruire, et détruire encore… Je prenais mon pied à chaque fois qu’une maison dégringolait, parce que je savais que cela ne leur fait ni chaud ni froid, de crever, mais que de perdre leur tanière, ça, par contre, ça les fait chier. Si vous butez une maison, c’est comme si vous ‘en’ mettiez une quarantaine ou une cinquantaine (de Palestiniens) au trou pour des générations. S’il y a une seule chose que je regrette, c’est de ne pas avoir réduit toute cette merde de camp en charpie… J’ai pris un panard pas possible. Un vrai trip. » Une enquête de l’organisation (israélienne des droits de l’homme) B’Tselem a relevé que, de manière tout à fait signée, « non seulement les ordinateurs en réseau du Ministère de l’Education ont été emportés, ce fut le cas aussi pour les rétroprojecteurs et les magnétoscopes. D’autres équipements, dont des téléviseurs et des armoires métalliques pleines de documents confidentiels et irremplaçables, comme des dossiers scolaires d’étudiants, furent simplement détruits sur place… Des disques durs d’ordinateur ont été volés à des associations de la société civile qui avaient investi des années de travail et des millions de dollars pour réunir leur documentation. C’était absolument incroyable », a raconté un jeune conscrit israélien, « les types s’acharnaient à casser et à voler… Le sergent major s’occupait de son côté de trouver un camion et d’aider à y charger le ‘butin’. Tout cela, au vu et au su de tout le monde ». Le tableau général, conclut B’Tselem, « est composé d’un assaut vengeur et rageur contre tous les symboles de la société palestinienne et aussi, de l’identité palestinienne. Cela, combiné avec ce qu’on ne peut que qualifier de vandalisme : résultat du déchaînement de dizaines d’adolescents et de jeunes hommes israéliens portant l’uniforme et auxquels on avait donné carte blanche pour se déchaîner dans les villes palestiniennes, avec l’assurance qu’aucun compte ne leur serait jamais demandé ». Le quotidien Ha’Aretz a écrit que les soldats israéliens occupant Ramallah « on détruit même des dessins d’enfants » au Ministère de la Culture… et « pissé et chié absolument partout » dans les bâtiments du Ministère, réussissant même, pour les plus doués d’entre eux, à « chier dans un photocopieur » – nul doute, au prix d’une « douleur » et d’une « anxiété » extrêmes… En juillet 2002, Israël agit promptement afin de prévenir encore une nouvelle catastrophe politique. Avec l’assistance de diplomates européens, les organisations de la résistance palestinienne, dont le Hamas, parvenaient à un accord aux termes duquel elles sursoyaient à toute attaque à l’intérieur d’Israël, pavant ainsi possiblement la voie du retour vers la table des négociations. Mais les dirigeants israéliens veillaient. Quatre-vingt-dix minutes, à peine, avant l’heure convenue pour l’annonce de cet accord, qu’ils connaissaient dans les moindres détails, ils donnèrent l’ordre à un bombardier F-16 de lâcher une bombe… d’une tonne, sur un quartier d’habitation densément peuplé, à Gaza, tuant, en plus d’un responsable du Hamas, onze enfants et cinq autres adultes, et blessant cent quarante personnes… Comme prévu, la déclaration fut déchirée et les attentats palestiniens recommencèrent de plus belle, car il s’y ajoutait une lourde revanche, quoi que faiblement proportionnée au massacre. « Qu’est devenue la sagesse ? » demanda à la Knesset un dirigeant du parti Meretz. « Au moment précis où il semblait que nous étions sur le point d’obtenir quelque chose qui ressemblait peu ou prou à un cessez-le-feu, ou à une action diplomatique, nous régressons régulièrement de cette manière là – juste quand il y a une période de calme, nous ‘liquidons’ ? ! ? » Toutefois, ayant décapité, tué dans l’œuf une énième infâme « offensive de paix » palestinienne, cet assaut meurtrier d’Israël était parfaitement calculé. Ne soyons nullement étonnés, par conséquent, à l’évocation de l’appréciation – proprement historique – de Sharon : « [ce raid] fut l’un de nos succès les plus éclatants. » Le gouvernement israélien enregistra encore une victoire politique majeure le mois suivant, en empêchant des militants pacifistes israéliens de faire la liaison avec sept cents de leurs homologues palestiniens à Bethléem. Depuis Bethléem, précisément, la journaliste israélienne Amira Hass observait que très nombreux étaient les Palestiniens à œuvrer en vue de l’ « ouverture d’un débat public afin de réduire le soutien des Palestiniens aux attentats à l’intérieur d’Israël, sans même attendre pour ce faire un quelconque changement dans la politique israélienne. » « La manifestation commune, palestino-israélienne », poursuivait-elle, était « un exemple de ce type de mobilisation et d’action. C’est uniquement parce qu’il a été contré par les autorités israéliennes que cet effort a échoué. » 6. La menace d’expulsion (« transfert ») Le processus d’Oslo a été conçu, dès le départ, afin de trouver une direction palestinienne crédible qui puisse camoufler l’apartheid israélien : il fallait trouver (difficile…) une sorte de Nelson Mandela qui voulût bien se prêter au jeu en interprétant le rôle du chef zoulou Buthelezi. Camp David signa l’échec de cette stratégie-stratagème : Arafat refusa -, disons plus exactement, ne put, à cause de la résistance populaire – jouer le rôle qui lui était imparti. Sans une telle façade palestinienne assurant une légitimité factice, la réalité de l’apartheid israélien sauterait aux yeux du monde entier : cet apartheid ferait très rapidement l’objet des mêmes critiques à boulets rouges que son prédécesseur sud-africain. « Si les Palestiniens étaient Noirs, Israël serait un Etat paria, soumis à des sanctions économiques impitoyables imposées par les Etats-Unis », écrivit dans un éditorial le London Observer, après l’éclatement de la seconde Intifada. « Sa façon de développer ses colonies et de créer de nouvelles implantations en Cisjordanie serait considérée comme caractéristique d’un système d’apartheid, dans lequel la population autochtone n’est autorisée à vivre que sur une minuscule portion de son propre pays, dans des « bantoustans », les «Blancs » monopolisant les ressources en eau et les fournitures d’électricité. Et, de la même manière que la population noire n’était admise dans les territoires réservés aux Blancs, en Afrique du Sud, que pour y être cantonnée dans des townships sordides et misérables, ce qui avait soulevé la réprobation internationale, la discrimination d’Israël à l’égard des Arabes israéliens – particulièrement flagrante, en matière d’éducation et de logement – ne tarderait pas à être jugée tout aussi scandaleuse. » Des personnalités consensuelles, appartenant à tout le spectre des tendances politiques modérées, du conseiller du président Carter pour la Sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, à l’archevêque anglican d’Afrique du Sud, prix Nobel de la Paix, Monseigneur Desmond Tutu, ont formulé des dénonciations similaires. « J’ai été très choqué par ma visite récente en Terre sainte », déclara ainsi Desmond Tutu. « Cela m’a tellement rappelé ce qui nous est arrivé, à nous, les Noirs, dans mon pays, l’Afrique du Sud. J’ai vu l’humiliation des Palestiniens aux barrages militaires et aux checkpoints, je les ai vus souffrir, comme nous souffrions, nous aussi, lorsque de jeunes policiers blancs nous empêchaient de nous déplacer et de vaquer à nos affaires. » Mais, paradoxalement, alors que l’apartheid n’est désormais plus une option tenable pour Israël, l’expulsion peut de nouveau en être une. Israël a adopté une stratégie d’apartheid après que de nouveaux précédents survenus dans le droit international et dans l’opinion publique mondiale eurent rendu impossibles les expulsions ethniques. Récemment, toutefois, ces contraintes juridiques et morales ont connu un relâchement aussi spectaculaire que dramatique. En particulier, depuis le 11 septembre 2001 (attentats de New York et Washington), non seulement les Etats-Unis ont carrément cessé de respecter et de défendre le droit international au moment même où il était en train de se défaire, ils l’ont carrément déclaré effectivement nul et non avenu. A la (notable) différence de leur dévastation de l’Irak, en 1991, l’assaut des Etats-Unis contre l’Afghanistan a été lancé sans qu’il y eût de quelconques sanctions explicites de l’ONU – non qu’ils fussent incapables d’en obtenir le vote, mais parce qu’ils mettaient un point d’honneur à s’en passer. A la différence de ses us et coutumes passés de coups tordus et de légitimations de façade, telle l’opération de soutien aux « Contras » du Nicaragua, afin de renverser des gouvernements étrangers exaspérants (pour eux), les Etats-Unis parlent aujourd’hui effrontément de « changements de régime ». De plus, en proclamant la doctrine des guerres préventives, l’administration Bush a porté un « coup mortel » à l’article 51 de la Charte de l’ONU interdisant toute attaque armée, sauf en cas de menace imminente. « Depuis que Bush est aux manettes », observe un journaliste du journal The Guardian, de Londres, « le gouvernement des Etats-Unis a violé plus de traités internationaux et a ignoré plus de conventions de l’ONU que l’ensemble du reste du monde ne l’a fait en vingt ans. » Ainsi, il a sabordé la convention interdisant les armes biologiques en expérimentant, illégalement, des armes biologiques développées secrètement. Il a refusé de garantir aux inspecteurs en armes chimiques un accès libre à l’ensemble de ses laboratoires, il a coupé court à des tentatives de lancer des inspections des armes chimiques en Irak. Il a déchiré le traité interdisant les missiles balistiques, et il semble être sur le point de violer le traité interdisant les tests nucléaires. Il a autorisé les commandos de choc de la CIA à reprendre leurs opérations secrètes, du genre de celles qui incluaient, par le passé, jusqu’à l’assassinat de chefs d’Etats étrangers. Il a saboté le traité sur les armes conventionnelles, sapé la cour criminelle internationale, refusé de signer le protocole sur le changement climatique et, le mois dernier, il a tenté de bloquer les travaux de la convention des Nations Unies contre la torture, afin de pouvoir continuer à interdire aux observateurs étrangers de se rendre dans son camp d’internement de Guantanamo. Il n’est pas jusqu’à sa mobilisation en vue de faire la guerre à l’Irak sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU qui ne constitue un défi au droit international bien plus caractérisé que celui que Saddam Hussein, dit-on, lancerait de son côté. Grâce au soutien inconditionnel et absolument crucial des Etats-Unis, Israël est tout à fait capable de violer les conventions internationales – comme en ont apporté la preuve le traitement méprisant et humiliant qu’il a réservé à la mission d’enquête des Nations Unies qui devait se rendre à Jénine (mais qui ne l’a pas fait car il lui manquait l’ «autorisation » (sic) d’Israël pour ce faire ! – ndt) et le passage au broyeur de documents des accords d’Oslo, en réoccupant les zones administrés par l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Des décideurs politiques influents, et même le doyen des « nouveaux historiens » israéliens, Benny Morris, envisagent à voix hautel’expulsion des Palestiniens. Morris, reprenant à son compte, de manière tout à fait explicite, l’expulsion des Palestiniens – « un peuple malade, psychotique » – dans l’éventualité d’une guerre, est allé jusqu’à proférer : « Ce territoire est si petit qu’il n’y a pas assez de place pour deux peuples. Dans cinquante ans, dans cent ans, il n’y aura qu’un seul Etat entre la mer (Méditerranée) et le Jourdain. Cet Etat, ce ne peut être que l’Etat d’Israël ». D’après un sondage récent de l’Institut israélien Jaffee Center for Strategic Studies, près de la moitié des Israéliens sont partisans de l’expulsion des Palestiniens habitant la Cisjordanie et la bande de Gaza, et près d’un tiers des Israéliens soutiennent l’expulsion des Palestiniens citoyens d’Israël (trois cinquièmes des Israéliens se contenteraient d’ « encourager » les Palestiniens citoyens d’Israël à aller voir ailleurs.) Mais ce n’est pas tout : une autre menace, majeure, est pendante. Tout au long de son histoire, le mouvement sioniste a fait des paris insensés. La victoire semblait, en permanence, hors de portée. « L’Etat d’Israël doit son existence », écrit Yael Zerubavel, « à ce discours éthique même qui place l’engagement idéologique au-dessus de tous les calculs réalistes. » Et, effectivement, à chaque croisée des chemins, un « miracle » – l’historiographie sioniste est bourrée de « miracles »… – est venu sauver le sionisme : le « miracle » de la Déclaration Balfour (dixit Ben Gourion) ; le « miracle » de la Résolution de Partage de la Palestine (dixit Chaim Weizmann) ; la «miraculeuse simplification des tâches pour Israël » qu’a représenté (aux yeux notamment de Weizmann) la guerre de 1948 (puisque les Arabes ont fui…) (biblique, non ? ndt) ; le « miracle » de la guerre de Juin 1967 ; le « miracle » de la communauté juive soviétique. Une lecture attentive de la documentation historique montre, toutefois, qu’il ne s’agissait pas de véritables miracles (en matière de miracles, il faut se méfier des contrefaçons, ndt). Disons plutôt qu’en chacune de ces occurrences, les sionistes ont exploité jusqu’à la corde une opportunité historique ténue, une chance infime – vous vous souvenez, les « conjonctures révolutionnaires » ?… – en mettant dans la bataille tous leurs atouts matériels et humains. Le 11 septembre n’a pas encore montré qu’il pouvait être une occasion de ce genre ; cela peut encore venir. Le monde a accordé – soyons honnête : s’est vu contraint d’accorder – aux Etats-Unis une sorte de période de grâce durant laquelle ils peuvent se comporter ouvertement comme un Etat sans foi ni loi. Voilà qui donne à Israël une rare opportunité (un « fenêtre de tir », pourrait-on écrire, à juste titre, si on osait cet humour noir, ndt) pour résoudre la question palestinienne, une bonne fois pour toutes : c’est un « miracle » qui est seulement en train d’attendre son moment… Mis à part un retrait total, le seul choix qui s’offre à Israël est entre : continuer à tolérer les attentats terroristes ; ou expulser les Palestiniens. Il est très difficile d’imaginer, toutefois, qu’Israël pourra absorber ces attaques (palestiniennes, sur son sol, ndt) indéfiniment. La poursuite implacable des attentats pourrait bien, aussi, tempérer la condamnation internationale (d’Israël) qui ne manquerait pas de faire suite à une expulsion des Palestiniens. Dût Israël essayer l’expulsion, il pourrait sans doute compter sur le soutien de secteurs puissants en Amérique. Le chef de file de la majorité à la chambre des Représentants, Tom DeLay, et le chef de la majorité, Dick Armey, sont à l’origine d’une résolution soutenant la revendication par Israël de la totalité de la « Judée-Samarie » ; Armey soutenant explicitement que « les Palestiniens qui vivent actuellement en Cisjordanie devraient en partir. » Le Sénateur James M. Inhofe (Oklahoma) a clamé que « la raison la plus importante» pour laquelle les Etats-Unis doivent soutenir Israël est que « c’est Dieu qui l’a dit… Voyez la Genèse… Verset (13:14-17)… Il ne s’agit en rien d’une bagarre politique. Il s’agit de savoir si la Parole de Dieu est véridique ou non ! » Lorsque la Sénatrice Hillary Clinton, démocrate libérale de New York, est venue en visite en Israël, il y a quelques mois, elle a été accueillie à bras ouverts (y compris littéralement) par Benny Elon, le chef du Moledet, parti dont la raison d’être officielle est le « transfert » des Palestiniens. Lorsqu’on se tourne, maintenant, vers la communauté juive organisée des Etats-Unis, le tableau s’assombrit encore un peu plus. Un avocat respecté de Washington, qui est aussi le dirigeant de la communauté juive de cette ville, Nathan Lewin, en a appelé à l’exécution de tous les membres de la famille des Palestiniens ayant commis un attentat suicide. Repoussant des critiques exprimées à l’encontre de cette géniale idée humaniste, un éminent professeur de la Faculté de Droit de l’Université Harvard, Alan Dershowitz, ainsi que le directeur national de l’Anti-Defamation League (Association américaine dont la Licra est la succursale, ndt), ont pris la défense de Lewin, qualifiant sa suggestion de « tentative tout à fait légitime de proposer une politique à même de mettre un terme au terrorisme ». Dans une audacieuse envolée que l’on pourrait qualifier de « chantage à la mode de Lidice », Dershowitz en personne recommanda une « nouvelle réponse au terrorisme palestinien » : la « destruction automatique » d’un village palestinien entier après chaque attentat terroriste (ainsi que la légalisation de la torture de suspects de menées terroristes). La proposition Dershowitz, toutefois, manque de nouveauté. Israël a mis en application cette stratégie de représailles meurtrières à l’encontre des civils arabes au début des années 1950. Un massacre perpétré par un certain Ariel Sharon dans le village de Qibya, qui entraîna la mort de quelque 70 villageois (en majorité, des femmes et des enfants), fut comparé, en effet, au massacre de Lidice (par les Nazis, en Tchécoslovaquie, ndt), par des journaux américains. Inspirés par Dershowitz, un groupe d’anciens officiers et colons israéliens soutenus par une association de bienfaisance pro-israélienne de New York a mis sur son site web cette proposition ingénieuse de nature à faciliter le « transfert » : «Israël n’a qu’à diffuser un avertissement disant qu’en riposte à tout attentat terroriste, il nivellera un village arabe, sélectionné, par ordinateur, au hasard, sur une liste préétablie et publique… L’utilisation de l’ordinateur pour sélectionner le village désigné permettra de mettre les Arabes et les Juifs sur un pied d’égalité. En effet, les Juifs ne savent pas à l’avance où les terroristes vont frapper : de la même manière, les Arabes ne sauront pas, eux non plus, lequel de leurs villages ou de leurs quartiers sera supprimé en représailles. Que l’on y prête bien attention : le mot « supprimé » reflète très précisément l’intensité de la riposte israélienne éventuelle. » Pendant ce temps, le colossal faux propagandiste de Joan Peters, From Time Immemorial, [De toute Eternité], ouvrage qui soutient que la Palestine avait été désertée (par les Palestiniens) avant la colonisation sioniste a été republié en février 2001 : sponsorisé par les organisations et les publications juives américaines, le livre occupa presque immédiatement la première place au classement des bestsellers chez le libraire sur Internet Amazon, place qu’il occupe d’ailleurs toujours. Après s’être évanouie dans la nuit après la dénonciation de sa fraude, Mme Peters est « de nouveau très demandée pour des conférences », et elle reçoit (dit-elle complaisamment elle-même) « une réponse absolument merveilleuse, fantastiquement positive » de son public. En sus de son bréviaire « What Palestinian Land ? » (Quelle terre palestinienne ? Où ça, une terre palestinienne ?), les multiples cordes à l’arc d’expertise de Mme Peters se sont enrichies de « Worldwide Islamic Jihad » (Le Djihâd islamiste mondial), « Terrorism » et « Religions Persecution by Muslims » (Les persécutions religieuses musulmanes) ; cependant que son site internet comporte cette sentence définitive extraite d’une de ses interview récentes – « Les menottes et boulets d’Oslo doivent être détruits et jetés dans la poubelle de l’Histoire » [‘The handcuffs ans shakles of Oslo must be destroyed and thrown in the dustbin of history’.] Un film documentaire basé sur From Time Immemorial est en cours de production. Avec une ironie incomparable, il sera intitulé « The Myth »… Cet investissement sioniste en soutien aux affirmations absurdes de Peters constitue, signalons-le en passant, un aveu bien involontaire de ce que, eût la Palestine été habitée (ce qu’elle était, évidemment), l’entreprise sioniste aurait été moralement indéfendable (…). En affirmant que Sharon « a toujours affiché un plan très clair – rien moins que débarrasser Israël des Palestiniens », l’historien militaire respecté Martin van Creveld a fourni deux prétextes alternatifs pour l’expulsion : a/ la diversion offerte par une crise mondiale, comme par exemple, « une attaque américaine contre l’Irak ». A cet égard, il convient de rappeler qu’en 1989, Benjamin Netanyahu avait exhorté le gouvernement israélien à exploiter politiquement la conjoncture favorable offerte par le massacre de la place Tiananmen à Pékin afin de mener à bien des expulsions « à grande échelle », « car dans un tel moment, les dommages portés à l’image d’Israël auraient été relativement réduits » ; b/ un attentat terroriste spectaculaire « tuant des centaines de personnes ». Mise à part la regrettable probabilité importante que les Palestiniens commettent une telle atrocité, il n’est pas impossible que Sharon la provoque lui-même, si l’on en juge à ses états de services. Bien que « d’aucuns pensent que la communauté internationale ne permettrait pas un tel nettoyage ethnique », van Creveld conclut, très plausiblement : « Je n’en ferais pas le pari. Si Sharon décide de foncer, le seul pays qui puisse l’arrêter, ce sont les Etats-Unis. Les Etats-Unis, toutefois, se considèrent eux-mêmes en guerre contre des parties du monde musulman qui ont soutenu Oussama Ben Laden. L’Amérique ne trouvera pas nécessairement quelque chose à redire à ce que l’on inflige une bonne leçon au dit monde musulman. » La principale crainte des Américains est que cette expulsion ne déclenche une réaction dans la « rue arabe », qui renverserait leurs régimes arabes clients. Mais, déjà à deux reprises, à la veille des assauts contre l’Irak et l’Afghanistan, l’opinion des élites américaines avait exprimé une crainte similaire. Dans les deux cas, elle s’est avérée infondée. L’administration Bush pourrait tenter à nouveau sa chance, en croisant les doigts, dans l’espoir que la « rue arabe » est bien une chimère. Dans Ha’Aretz, Meron Benvenisti a exorcisé le scénario cauchemardesque que voici : « Un attaque américaine contre l’Irak, malgré l’opposition arabe et mondiale et avec l’engagement d’Israël – fût cet engagement seulement symbolique – entraîne l’effondrement du régime hashémite en Jordanie. Israël met alors en application la vieille « option jordanienne » – en expulsant des centaines de milliers de Palestiniens au-delà du Jourdain. » En soulignant la vraisemblance d’une expulsion profitant de la guerre, dans l’état de « dissolution morale » que connaît actuellement Israël (« il n’y a jamais eu de meilleure opportunité »), il conclut que « personne ne pourra prétendre qu’il n’avait pas été averti ». Reste la question: que faudrait-il faire afin d’imposer un retrait effectif total à Israël et prévenir la catastrophe qui menace ? « La tendance de fond de la politique israélienne, et aussi du peuple israélien… », observe le perspicace écrivain israélien Boas Evron, «…consiste à résoudre les problèmes par la force et de considérer la force comme l’alpha et l’oméga, plutôt que d’essayer, une fois seulement, histoire de voir… une solution diplomatique et politique », et aussi « à ne voir dans les frontières avec les Etats arabes voisins rien d’autre qu’une dimension, parmi d’autres, du rapport de force ». Dans le même état d’esprit, Zev Sternhell avance que la doctrine sioniste est « de ne jamais abandonner une position ou un territoire sans y être contraint par une force supérieure. » A cet égard, il convient aussi de se souvenir de ce que Creveld appelle « la position unique » occupée par les valeurs militaires et martiales dans la société israélienne : « Si une comparaison est possible, ce qui reste à voir, cela est comparable seulement au statut dont jouissait les forces armées en Allemagne entre 1871 et 1945 ». (Le « plus grand compliment que l’on puisse recevoir en Israël est celui d’être un « combattant », et « le plus signalé compliment que puisse recevoir quelqu’un pour un succès est de s’entendre dire : « vous avez mené cette affaire comme une opération militaire » !) On peut raisonnablement en déduire qu’Israël ne se retirera des Territoires Occupés que si les Palestiniens (et leurs soutiens) parviennent à rassembler suffisamment de force pour changer le calcul des coûts(de l’occupation), pour Israël : c’est-à-dire, s’ils sont capables de rendre ce prix trop exorbitant à payer, pour les Israéliens. Les précédents historiques étayent cette hypothèse. Israël s’est retiré de territoires occupés, dans le passé, à trois occasions : il s’est retiré du Sinaï égyptien, en 1957, après l’ultimatum d’Eisenhower ; il s’est retiré du Sinaï occupé, en 1979, après la démonstration de force inopinément impressionnante des Egyptiens durant la guerre d’Octobre 1973 ; et enfin, Israël s’est retiré du Liban à deux reprises, en 1985 et en 2000, en raison des pertes que lui infligeait la résistance libanaise (dont les « terroristes » de M. Jospin… ndt). Ajoutons à cela qu’il semble bien que les élites au pouvoir en Israël ont sérieusement envisagé de se retirer des Territoires durant les premières années de la première Intifada (1987-1989), en raison des coûts imposés à Israël par l’insurrection palestinienne, tant sur le plan international qu’au plan interne. Ni une guerre conventionnelle, ni une guérilla ne semblent des choix possibles, pour les Palestiniens. Le terrorisme – mis à part le fait qu’il est répréhensible (même s’il n’a rien de surprenant) – ne fera pas bouger Israël d’un pouce. Les élites israéliennes acceptent les victimes civiles, dans lesquelles elles voient un prix à payer en contrepartie de leur pouvoir (même si c’est regrettable). Elles ne sont affectées que lorsque l’armée israélienne subit des pertes ou lorsque sa capacité de dissuasion est affaiblie. A cet égard, l’évaluation faite par Sternhell de l’impact sur Israël de la seconde Intifada est éloquente : « Le nombre de victimes civiles israéliennes, au cours de l’année écoulée, est très supérieur à celui des soldats tués ou blessés. Tout bien examiné, l’armée israélienne est en train de mener une guerre de luxe : elle bombarde des villages et des villes sans défense, et cette situation convient parfaitement tant à elle-même qu’aux colons. Ils ont pleine conscience que, si l’armée connaissait autant de pertes qu’elle en avait eues au Liban, nous serions aujourd’hui en train de nous retirer des Territoires. Nous percevons la mort de civils lors d’attaques aux armes à feu ou lors d’attentats commis par des kamikazes fous en plein cœur de nos villes, y compris la disparition de familles entières, comme un décret du sort ou comme une sorte de loi de la nature. En revanche, la mort de soldats soulève immédiatement les questions fondamentales suivantes : Quels sont les buts de la guerre ainsi menée ? Pour quel objectif des soldats sont-ils en train de se faire tuer ? Qui les a envoyés à la mort ? Aussi longtemps que les troupes de conscrits ne paient pas un tribut trop lourd, aussi longtemps que les réservistes ne sont pas rappelés massivement afin de protéger l’occupation et de la défendre, la question du « pourquoi » n’est pas déterminante dans le calendrier politique national. » Les précédents historiques ne manquent pas – depuis les bombardements aveugles des Alliés contre l’Allemagne jusqu’aux bombardements américains impitoyables au Vietnam – qui laissent présumer que la population civile israélienne est peu susceptible de céder face au terrorisme. Le terrorisme juif a certainement catalysé la décision britannique de mettre fin au Mandat en 1947, mais la raison fondamentale en était l’insolvabilité financière de la Grande-Bretagne au sortir de la Seconde guerre mondiale. A plus d’un égard, le recours actuel des Palestiniens au terrorisme présente une ressemblance troublante avec la campagne terroriste des sionistes contre l’occupation britannique, après la Seconde guerre mondiale. Bien que dénonçant officiellement le terrorisme anti-britannique, Ben Gourion et l’autorité sioniste qu’il présidait – l’Agence Juive – ne coopérèrent jamais avec les Britanniques à l’arrestation de suspects et ils n’appelèrent jamais la communauté juive à respecter la loi. D’un côté, Ben Gourion affirmait que, par principe, il ne pouvait contribuer à mettre en vigueur les décrets d’une occupation injuste. « Sans soutenir le moins du monde les actes (terroristes) commis », écrivit-il aux officiels britanniques, l’ « Exécutif considère la politique menée présentement par le Gouvernement Mandataire… comme étant la première responsable de la situation tragique qui s’est installée en Palestine. L’Exécutif ne saurait envisager tranquillement que l’on puisse lui enjoindre d’apparaître dans la position présentée comme « enviable » d’être convié à participer à l’imposition de cette politique. » De l’autre, Ben Gourion plaidait la perte de contrôle sur une communauté juive qui ne pouvait plus accepter l’occupation britannique… Un rapport d’évaluation britannique de l’époque concluait que les responsables sionistes avaient fomenté le terrorisme juif, mais aussi qu’ils ne parvenaient plus à l’arrêter : « En poussant le Yishuv (la communauté juive en Palestine, ndt) à la rébellion par leur propagande anti-britannique et anti-gouvernementale constante, ils ont à un tel point enflammé les jeunes hommes juifs et les jeunes femmes juives que les organisations terroristes juives ont reçu un coup de fouet, tant en matière de recrutement que de sympathie et de soutien dans la population juive. Aujourd’hui, l’Agence Juive découvre qu’elle n’est plus capable de faire un pas en arrière sans perdre son ascendant sur la communauté juive, et elle est poussée à encore plus d’extrémisme. Jusqu’à quel point coopère-t-elle avec les organisations terroristes, voilà qui n’est pas défini… Il existe toutefois certains indices que l’Agence Juive a eu connaissance préalable des différents incidents qui se sont produits. » Des révélations ultérieures allaient confirmer l’existence d’une telle coopération. Ainsi, par exemple, l’Agence Juive déplora publiquement l’attentat terroriste de grande ampleur contre l’Hôtel King David (à Jérusalem), qui entraîna la mort d’au moins 90 personnes, bien qu’elle eût approuvé la prise pour cible de cet hôtel. La condamnation sioniste officielle (de cet attentat), a écrit un historien, « contenait plus d’une once d’hypocrisie et d’opportunisme ». « Ce qui était intolérable – et c’est ce qui était déployé, dans les faits – c’était cette tentative de gagner sur les deux tableaux », releva un parlementaire britannique travailliste pro-sioniste venu sur place : « réclamer des droits constitutionnels pour l’Agence Juive, en tant que collaboratrice loyale du Mandat et, en même temps, organiser le sabotage et la résistance. » Tout en veillant à « rester dans le cadre de la légalité en tant que président de l’Agence » en condamnant le terrorisme, Ben Gourion « n’en tolérait pas moins le terrorisme comme méthode pour mettre la pression sur l’administration mandataire. » Les dirigeants sionistes approuvèrent les attentats sanglants pour une autre raison, aussi, d’après ce parlementaire britannique : le terrorisme juif « conquérait le soutien populaire », « des Juifs parfaitement honnêtes, en Palestine, ne pouvant pas s’empêcher d’admirer peu ou prou les terroristes, et même de les aider lorsque ceux-ci leur demandaient de les protéger et de les cacher chez eux. » Ben Gourion et l’Agence Juive ne pouvaient pas faire autre chose que « soutenir le terrorisme », seul moyen pour eux « d’éviter un glissement de l’opinion publique » vers les partis sionistes extrémistes et donc, contre eux-mêmes. La seule manière de lutter contre le terrorisme juif, concluait le parlementaire, consistait « à satisfaire aux récriminations et aux revendications légitimes de tous les Juifs en Palestine » et « d’évaluer objectivement… les causes historiques de l’apparition et de la croissance de ce phénomène bestial chez un peuple civilisé. » Si les Britanniques décidaient de satisfaire aux demandes des Juifs, ils pourraient « compter sur le soutien des éléments modérés qui les aideraient à réduire le terrorisme, et je suis persuadé que la majorité de la population (juive) se retournerait contre les extrémistes. » Si, en revanche, les Britanniques ignoraient les raisons sous-jacentes au soutien apporté par les Juifs au terrorisme et s’ils se contentaient d’exiger « le remplacement de l’Agence Juive par une autre organisation et le désarmement » de la résistance juive, avertissait notre député, « ils ne feraient que provoquer les Juifs et les inciter à apporter un soutien total, fanatique, aux extrémistes». Après que les Britanniques eurent imposé la loi martiale en rétorsion contre de multiples attaques terroristes des Sionistes (« Les atrocités perpétrées par ces Nazis ne pouvaient plus durer », allait écrire dans un éditorial, peu après, le morne Times de Londres), Ben Gourion condamna avec passion les mesures draconiennes prises par les Britanniques, les accusant d’infliger une punition collective au peuple juif et de saper, en réalité, la lutte contre le terrorisme. Ne serait-ce qu’en raison de ses échos contemporains, cette dénonciation mérite d’être citée in extenso : « Deux cent cinquante mille Juifs de Tel Aviv et faubourgs, le noyau dur de la vie sociale et économique du pays, et trente mille Juifs à Jérusalem, (vivant) essentiellement dans des quartiers ouvriers, coupés de tout contact normal avec le monde extérieur, confrontés à l’effondrement complet des mécanismes de la vie civilisée, à l’exception d’un ravitaillement en comestibles de première nécessité et d’un embryon de services médicaux. Une industrie amputée, un commerce paralysé, un chômage en passe de devenir catastrophique. Les matières premières pour l’industrie n’entrent plus, les produits manufacturés et les stocks disponibles ne peuvent être commercialisés à l’extérieur. Des ouvriers renvoyés de leur emploi, des enfants chassés de l’école. Ces restrictions n’ont ni affecté les terroristes ni mis un terme à leurs outrages ; au contraire, elles n’ont fait qu’augmenter le ressentiment des populations durement frappées, créant un terreau fertile pour la propagande terroriste, et tuant dans l’œuf toutes les tentatives déployées par la communauté (juive) elle-même de lutter, seule, contre le terrorisme. La loi martiale (est) absolument futile et n’a aucun sens, à moins qu’elle ne vise en réalité à punir une population entière, à ruiner son économie et à détruire les fondations du Foyer National Juif. » Il faut aussi rappeler, cependant, que bien que les attentats terroristes juifs (près d’une vingtaine par mois) aient causé des centaines de morts et de blessés parmi les (militaires et administratifs) britanniques, ceux-ci « n’ont jamais tiré délibérément sur la foule », et « aucun massacre de Juifs à grande échelle ne s’est jamais produit ». « Des colonies juives entières n’ont pas non plus été démolies à l’explosif. » La raison de cette retenue relative des Britanniques, d’après van Creveld, était le fait que les Britanniques reconnaissaient que les Juifs constituaient une ethnie « semi-européenne ». Par contraste, les Palestiniens souffrent du fait d’Israël le sort fatal réservé aux non-Européens. Une révolte civile palestinienne – non violente – reprenant de manière créatrice les acquis de la première Intifada en synchronisation avec des pressions internationales – en particulier américaines – représente sans doute le moyen le plus prometteur de sortir de la crise actuelle. Cela pourrait désorienter et neutraliser l’armée israélienne. L’une des préoccupations majeures d’Israël, durant la première Intifada, était la perte de moral et d’élan de l’armée, et cela était dû au fait que cette armée était occupée à réprimer par la violence toute une population civile, et que s’amenuisaient les capacités de l’armée à mener une « vraie guerre » pour laquelle on l’avait formée, engagée qu’elle était dans des « opérations de police » (c’est l’original qui souligne). Une réserve de soutien populaire à une telle stratégie de désobéissance civile existe peut-être déjà. Qu’une direction palestinienne vînt à mobiliser avec succès cette société, il y a de bonnes raisons d’espérer que son message trouvera un écho auprès d’un assez grand nombre d’Israéliens. Le mouvement des refuseniks, parmi les conscrits israéliens, a suscité un débat national en Israël et, bien que manifestant un soutien franc et massif à la répression brutale du général Sharon, les Israéliens soutiennent toujours dans la même proportion le retrait d’Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ce n’est que lorsque leurs intérêts vitaux seront en danger ou lorsque l’opinion publique les aura contraints à le faire, que les Etats-Unis imposeront à Israël le retrait total. Pas avant. Il est encore possible d’exercer sur eux des pressions de ce type. Le soutien à Israël parmi les Américains ordinaires a connu un déclin marqué. Une campagne est en cours – de la taille et de la profondeur du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud – et elle ne fait que gagner en importance sur les campus universitaires américains, qui vise à inciter les universités à désinvestir les capitaux qu’elles ont pu placer dans des institutions israéliennes. Accordant sa stature morale à cette campagne, l’archevêque Desmond Tutu a exhorté « les citoyens ordinaires à se montrer à la hauteur de la responsabilité du moment que nous sommes en train de vivre, les obstacles se dressant devant une action redoublée absolument nécessaire ne le cédant qu’au caractère d’extrême urgence morale de la nécessité de les surmonter. » Et en effet, les Européens envisagent tout un éventail d’actions, depuis le boycott au niveau des consommateurs jusqu’aux embargos sur les armements destinés à Israël, tandis que des dizaines de volontaires internationaux courageux (parmi lesquels de nombreux Juifs) se sont rendus dans les Territoires occupés afin d’y protéger les civils palestiniens contre les attaques de l’armée et des colons israéliens et de porter à la connaissance du public les atrocités israéliennes. Les thuriféraires d’Israël, à l’instar d’Elie Wiesel, déplorent ces initiatives, dans lesquelles ils s’ingénient à voir une preuve de la résurgence d’on ne sait quel antisémitisme. Démolissant des allégations similaires après l’invasion du Liban par Israël, en 1982, l’universitaire israélien respecté Uriel Tal (leur) répondait : « Les hauts cris au sujet de l’antisémitisme qui, soit disant, relèverait sa tête hideuse partout dans le monde, ne sert qu’à dissimuler le fait que ce qui est en train de se désintégrer, dans le monde, c’est la position d’Israël, et absolument pas celle des Juifs. Les accusations d’antisémitisme ne visent qu’à enflammer le public israélien, à lui inculquer la haine et le fanatisme, à cultiver une obsession paranoïde comme si le monde entier était en train de nous persécuter et comme si tous les autres peuples, dans le monde entier, étaient contaminés par ce prétendu antisémitisme, tandis que nous, Israéliens, serions les seuls purs, les seuls immaculés. » Une chose est certaine : la situation des Juifs dans le monde ne fera que se détériorer s’ils ne se désolidarisent pas publiquement des crimes commis par Israël. Dans une dénonciation passionnée de la politique israélienne actuelle qu’il accuse « de souiller de sang l’Etoile de David », un député vétéran du parti Travailliste britannique, parlementaire juif éminent, déplorait que « le peuple juif… est aujourd’hui symbolisé dans le monde entier par le brute épaisse Ariel Sharon, ce criminel de guerre impliqué dans l’assassinat de centaines de Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila, et à nouveau, aujourd’hui, impliqué dans les tueries de Palestiniens. » « Désormais, chaque matin, je me réveille, tout près de la Méditerranée, à Beyrouth, avec un sentiment de fort mauvais augure », nous confiait l’année dernière Robert Fisk, le correspondant d’un grand quotidien britannique au Moyen-Orient, connu pour y voir clair. «Un ouragan de feu se prépare. Nous en ignorons béatement l’approche ; et même, en réalité, nous la provoquons. » En dehors du fait qu’elle représente une abomination morale, l’expulsion des Palestiniens est susceptible de déclencher une réaction en chaîne dans le monde arabe, à côté de laquelle le 11 Septembre sera de la petite bière. Mais il est encore à portée de notre main de nous emparer de l’opportunité donnée par ces temps éminemment troublés afin d’imposer une paix équitable et durable pour Israël et pour la Palestine. Norman Finkelstein Septembre 2002 print